Je jetais un œil et continuais tout droit. Mais les cadres accrochés aux murs me restaient en tête. Je me disais : « Ces dessins, pour Lila, c’était du rêve, ils n’ont rien à voir avec l’argent et le commerce. Et aujourd’hui tout ce travail résulte de son imagination, célébrée par Stefano seulement par amour. Elle a de la chance d’être tellement aimée, et d’aimer ! Elle a de la chance d’être adorée pour ce qu’elle est et ce qu’elle sait inventer ! Maintenant qu’elle a donné à son frère ce qu’il voulait, maintenant qu’elle l’a mis hors de danger, elle inventera sûrement autre chose. C’est pour ça que je ne veux pas la perdre de vue. Il va se passer quelque chose. »
Mais il ne se passa rien. Lila s’installa dans son rôle de fiancée de Stefano. Et même dans les conversations que nous avions ensemble, quand je trouvais un peu de temps, elle me parut toujours satisfaite de ce qu’elle était devenue, comme si elle ne voyait plus rien au-delà ou ne voulait plus rien voir, à part le mariage, la maison et les enfants.
J’en eus beaucoup de peine. Elle semblait adoucie, elle n’avait plus son âpreté de toujours. Je m’en rendis compte plus tard quand, par l’intermédiaire de Gigliola Spagnuolo, des rumeurs infamantes me parvinrent à son sujet.
Gigliola me dit avec hostilité, en dialecte :
« Maintenant elle fait la princesse, ta copine ! Mais il le sait, Stefano, que quand Marcello allait chez elle, elle lui taillait une pipe tous les soirs ? »
J’ignorais ce qu’était une pipe. Je connaissais cette expression depuis mon enfance mais sa sonorité ne m’évoquait qu’une espèce d’offense, en tout cas quelque chose de très humiliant :
« C’est pas vrai.
— C’est ce que dit Marcello.
— C’est un menteur.
— Ah oui ? Et à son frère aussi, il raconte des histoires ?
— C’est Michele qui t’a dit ça ?
— Ben oui. »
J’espérai que ces racontars n’arriveraient pas aux oreilles de Stefano. Tous les jours je me disais, en rentrant du lycée : peut-être que je devrais prévenir Lila avant qu’il ne se passe quelque chose de grave. Mais je craignais qu’elle ne sorte de ses gonds et que, vu la façon dont elle avait grandi et dont elle était faite, elle n’aille directement voir Marcello Solara avec son tranchet. Pourtant je finis par me décider : il valait mieux lui répéter ce que j’avais appris, ainsi elle pourrait se préparer à affronter la situation. Mais je découvris qu’elle savait déjà tout. Et pas seulement : elle était plus informée que moi sur ce qu’était une pipe. Je le compris parce qu’elle utilisa une formule plus claire pour me dire qu’elle ne ferait jamais ce truc à aucun homme tellement ça la dégoûtait – alors à Marcello Solara, tu penses ! Puis elle me raconta que la rumeur était déjà parvenue à Stefano, et celui-ci lui avait demandé quel genre de relation elle avait eu avec Marcello à l’époque où il fréquentait l’appartement des Cerullo. Elle lui avait répondu avec rage : « Mais aucune ! Tu es fou ? » Et Stefano s’était hâté de répondre qu’il la croyait, qu’il n’avait jamais eu le moindre doute et qu’il ne lui avait posé cette question que pour l’informer que Marcello racontait des cochonneries à son sujet. Mais en même temps il avait pris une expression distraite comme si, sans le vouloir, il suivait des scènes de massacre qui se formaient dans son esprit. Lila s’en était aperçue et ils avaient longuement discuté, elle lui avait avoué qu’elle aussi avait des envies de meurtre. Mais à quoi bon ? Ils avaient beaucoup parlé et puis avaient finalement décidé, d’un commun accord, de se mettre un cran au-dessus des Solara et de la logique du quartier.
« Un cran au-dessus ? lui demandai-je émerveillée.
— Oui, les ignorer : Marcello, son frère, son père, son grand-père, tout le monde. Faire comme s’ils n’existaient pas. »
Ainsi Stefano avait continué à travailler sans défendre l’honneur de sa future épouse, Lila avait continué sa vie de fiancée sans avoir recours ni au tranchet ni à rien d’autre, et les Solara avaient continué à faire courir leurs rumeurs obscènes. En la quittant j’étais stupéfaite. Que se passait-il ? Je ne comprenais pas. Le comportement des Solara me semblait plus clair, il était cohérent avec le monde que nous connaissions depuis notre enfance. Mais Stefano et elle, que pouvaient-ils bien avoir en tête, et où croyaient-ils donc vivre ? L’attitude qu’ils adoptaient ne se trouvait même pas dans les poésies que j’étudiais en classe ou dans les romans que je lisais. J’étais perplexe. Ils ne réagissaient pas aux offenses, même pas à celle, vraiment insupportable, que leur faisaient les Solara. Ils déployaient gentillesse et politesse avec tout le monde, comme s’ils étaient John et Jacqueline Kennedy en visite dans un quartier de pouilleux. Quand ils sortaient se promener ensemble, il lui mettait un bras autour des épaules et on aurait dit qu’aucune des anciennes règles n’était valable pour eux : ils riaient, plaisantaient, se serraient l’un contre l’autre et s’embrassaient sur la bouche. Je les voyais passer en flèche dans la décapotable, tout seuls même le soir, toujours habillés comme des acteurs de cinéma, et je me disais : ils s’en vont Dieu sait où faire leurs affaires, sans surveillance, et pas en cachette mais avec l’approbation de leurs parents et avec celle de Rino, sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Était-ce Lila qui pliait Stefano à ces comportements qui faisaient d’eux le couple le plus admiré du quartier, et aussi celui dont on parlait le plus ? C’était ça, la dernière nouveauté qu’elle avait inventée ? Elle voulait quitter le quartier tout en restant dans le quartier ? Elle voulait nous faire sortir de nous-mêmes, arracher notre vieille peau et nous en imposer une nouvelle, adaptée à celle qu’elle était en train d’inventer elle-même ?
47
Tout rentra brusquement dans l’ordre habituel quand les rumeurs sur Lila parvinrent jusqu’à Pasquale. C’était un dimanche et Carmela, Enzo, Pasquale, Antonio et moi nous promenions le long du boulevard. Antonio lança :
« Il paraît que Marcello Solara raconte à tout le monde qu’il a été avec Lina. »
Enzo ne cilla pas, Pasquale s’emporta aussitôt :
« Comment ça, il a été avec elle ? »
Antonio se sentit gêné à cause de Carmela et moi et répondit :
« Tu vois ce que je veux dire. »
Ils s’éloignèrent et se mirent à discuter entre eux. Je vis et entendis croître la fureur de Pasquale ; Enzo devenait physiquement de plus en plus compact, comme s’il n’avait plus ni bras, ni jambes, ni cou et n’était qu’un bloc de matière dure. Mais pourquoi ? me demandais-je. Comment se fait-il qu’ils s’énervent autant ? Lila n’est pas leur sœur, même pas une cousine ! Et pourtant tous trois se sentent obligés de s’indigner, plus que Stefano, beaucoup plus que Stefano, comme si c’étaient eux les véritables fiancés. Pasquale surtout me parut ridicule. Lui qui peu de temps avant avait dit ce qu’il avait dit, il finit à un moment donné par hurler et nous l’entendîmes très bien, de nos propres oreilles : « Mais moi j’vais leur défoncer la tête, à ces connards ! Ils la font passer pour une traînée ! P’têt’ que Stefano les laisse faire, mais sûrement pas moi. » Puis silence, ils nous rejoignirent et nous déambulâmes sans entrain, je bavardais avec Antonio et Carmela marchait entre son frère et Enzo. Un peu plus tard ils nous raccompagnèrent chez nous. Je les vis s’éloigner : Enzo le plus petit au milieu, Antonio et Pasquale de chaque côté.