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Le lendemain et les jours suivants on parla beaucoup de la Millecento des Solara. Elle avait été réduite en bouillie. Et pas seulement : les deux frères avaient été sauvagement tabassés mais ils ne savaient pas par qui. Ils juraient avoir été attaqués dans une ruelle sombre par au moins dix personnes, des gens venus de l’extérieur. Mais Carmela et moi savions très bien que leurs agresseurs n’étaient que trois et nous nous inquiétions beaucoup. Nous attendîmes les inévitables représailles pendant un, deux, trois jours. Mais à l’évidence ils avaient bien fait les choses. Pasquale continua à faire le maçon, Antonio le mécano et Enzo à circuler avec sa charrette. En revanche, pendant quelque temps les Solara ne se déplacèrent qu’à pied, l’air mal en point et un peu perdus, accompagnés par quatre ou cinq de leurs amis. J’avoue que les voir dans cet état me réjouit. Je me sentis fière de mes amis. Avec Carmen et Ada je critiquai Stefano et aussi Rino parce qu’ils avaient fait semblant de rien. Puis le temps passa, Marcello et Michele s’achetèrent une Giulietta verte et recommencèrent à faire les patrons du quartier. En pleine forme et encore plus despotiques qu’avant. Signe que Lila avait peut-être raison : les gens de cette espèce il faut les combattre en s’inventant une vie supérieure, telle qu’ils ne sont même pas capables de l’imaginer. Pendant que je passais mes examens de fin de petit lycée elle m’annonça qu’au printemps, alors qu’elle aurait à peine plus de seize ans, elle allait se marier.

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Cette nouvelle me bouleversa. Quand Lila me parla de son mariage on était en juin, c’étaient quelques heures avant mes oraux. Certes c’était prévisible, mais maintenant qu’il y avait une date fixée, le 12 mars, j’eus l’impression de m’être cognée par distraction contre une porte. J’eus des pensées mesquines. Je comptai les mois : neuf. Peut-être que neuf mois seraient suffisants pour que la hargne perfide de Pinuccia, l’hostilité de Maria et les racontars de Marcello Solara – ils continuaient à circuler de bouche en bouche dans tout le quartier, comme la Renommée dans l’Énéide – épuisent Stefano et le conduisent à rompre les fiançailles. J’eus honte de moi, mais je n’arrivais plus à trouver un dessein cohérent à l’éloignement de nos destins. Cette date bien concrète rendit tout aussi concrète la bifurcation qui allait séparer nos vies l’une de l’autre. Pis encore, il était évident pour moi que son sort serait meilleur que le mien. Je ressentis plus fort que jamais l’insignifiance de la voie des études et compris clairement que je ne l’avais empruntée, des années auparavant, que pour susciter l’envie de Lila. Or, maintenant elle n’attribuait plus aucune valeur aux livres. Je cessai de me préparer pour l’examen et ne dormis pas de la nuit. Je songeai à ma misérable expérience amoureuse : j’avais embrassé une fois Gino, j’avais à peine effleuré les lèvres de Nino et j’avais subi le contact fugace et répugnant de son père – c’était tout. Lila en mars, à seize ans, aurait un mari et dans l’espace d’une année, à dix-sept ans, un enfant, et puis un autre enfant, et un autre et encore un autre. Je ne me sentis plus qu’une ombre et pleurai désespérée.

Le lendemain j’allai passer mes examens en traînant les pieds. Mais quelque chose se produisit qui me remonta le moral. M. Gerace et Mme Galiani – qui faisait partie du jury – me firent beaucoup de compliments sur mon devoir d’italien. En particulier, M. Gerace dit que mon style s’était encore amélioré. Il voulut lire un extrait au reste du jury. Et c’est seulement en l’écoutant que je compris ce que j’avais essayé de faire, ces derniers mois, chaque fois qu’il m’arrivait d’écrire : me libérer de mon ton artificiel et de mes phrases trop rigides, tenter une écriture fluide et entraînante comme celle de Lila dans sa lettre d’Ischia. Quand j’entendis mes mots de la bouche du professeur, pendant que Mme Galiani écoutait et acquiesçait en silence, je me rendis compte que j’y étais parvenue. Bien sûr ce n’était pas la manière d’écrire de Lila, c’était la mienne. Et mes professeurs trouvaient qu’elle était vraiment hors du commun.

Je passai en première année du grand lycée avec des dix partout, mais chez moi personne ne fut surpris ni ne me fit fête. Je vis qu’ils étaient satisfaits, c’est vrai, et j’en fus contente, mais ils n’attribuèrent aucune importance à cet événement. Ma mère trouva même ma réussite scolaire tout à fait naturelle et mon père me dit d’aller tout de suite voir Mme Oliviero et de l’inciter à me procurer les livres pour l’année suivante. J’étais sur le point de sortir quand ma mère me cria : «  Et si elle veut encore t’envoyer à Ischia, dis-lui que je ne vais pas bien et qu’il faut que tu m’aides à la maison ! »

La maîtresse me félicita mais sans empressement, à la fois parce qu’elle pensait désormais elle aussi que mon talent allait de soi et aussi parce qu’elle n’avait pas la santé, sa douleur à la bouche la tourmentait beaucoup. Elle ne fit nulle allusion à mon besoin de repos, à sa cousine Nella ou à Ischia. En revanche, à ma grande surprise elle se mit à parler de Lila. Elle l’avait vue dans la rue, de loin. Elle était avec son fiancé, dit-elle, l’épicier. Puis elle ajouta une phrase dont je me souviendrai toujours : « Greco, la beauté que Cerullo avait dans la tête depuis l’enfance n’a pas trouvé à s’exprimer : elle a fini entièrement sur sa figure, dans ses seins, ses cuisses et son cul. Mais ce sont des endroits où la beauté ne dure pas, et après c’est comme si elle n’avait jamais existé. »

Depuis que je la connaissais, je ne l’avais jamais entendue dire de gros mot. Ce jour-là elle dit « cul » et puis marmonna : « Excuse-moi. » Mais ce n’est pas cela qui me frappa. Ce fut son regret, comme si la maîtresse se rendait compte que quelque chose de Lila avait été gâché justement parce qu’elle-même, en tant qu’enseignante, ne l’avait pas bien protégée et développée. Je sentis que j’étais son élève la plus accomplie et m’en allai soulagée.

Le seul qui me fit fête sans aucune réserve fut Alfonso qui passa lui aussi, avec des sept partout. Je sentis que son admiration était sincère et cela me fit plaisir. Devant les tableaux d’honneur, emporté par son enthousiasme, en présence de nos camarades et de leurs parents, il fit quelque chose d’inconvenant comme s’il avait oublié que j’étais une fille et qu’il n’était même pas censé m’effleurer : il me serra fort contre lui et m’embrassa sur la joue, avec un baiser sonore. Puis il fut tout confus, me lâcha aussitôt, dit pardon, mais ne put se retenir et cria : « Des dix partout ! C’est incroyable ! Des dix partout ! » Sur le chemin du retour nous discutâmes longuement du mariage de son frère et de Lila. Comme je me sentais particulièrement à l’aise je lui demandai pour la première fois ce qu’il pensait de sa future belle-sœur. Il prit son temps pour répondre. Puis il dit :