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« Tu te rappelles la compétition qu’on a faite à l’école primaire ?

— Tu parles, comment l’oublier !

— J’étais certain de gagner : vous aviez tous peur de mon père.

— Y compris Lina : d’ailleurs, au début elle a essayé de ne pas te battre.

— Oui, mais après elle a décidé de gagner, et elle m’a humilié. Je suis rentré à la maison en pleurant.

— C’est pas marrant, de perdre.

— Mais ce n’était pas pour ça : je trouvais insupportable que tout le monde soit terrorisé par mon père, moi le premier, et pas cette gamine.

— Tu en es tombé amoureux ?

— Tu rigoles ? Elle m’a toujours intimidé.

— Dans quel sens ?

— Dans le sens où mon frère a bien du courage de l’épouser.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que toi t’es beaucoup mieux et que si c’était moi qui avais choisi, je me serais marié avec toi ! »

Cela aussi me fit plaisir. On éclata de rire et quand on se sépara on riait encore. Il était condamné à passer l’été à l’épicerie ; moi, plus par décision de ma mère que de mon père, je devais me trouver un travail pour l’été. Nous nous promîmes de nous voir et d’aller au moins une fois à la mer ensemble. Cela ne se fit pas.

Les jours suivants je fis paresseusement le tour du quartier. Je demandai à Don Paolo, le droguiste du boulevard, s’il avait besoin d’une vendeuse. Rien. Je m’adressai au marchand de journaux : lui non plus ça ne l’intéressait pas. Je passai chez la papetière qui se mit à rire : elle avait besoin de quelqu’un, oui, mais pas maintenant, je devais revenir en automne, à la rentrée des classes. J’étais sur le point de sortir quand elle me rappela. Elle me dit :

« Tu es une fille très sérieuse, Lenù, j’ai confiance en toi : tu serais capable d’emmener mes filles à la plage ? »

Je sortis du magasin véritablement heureuse. La papetière me paierait – et me paierait bien – pour accompagner ses trois gamines à la mer pendant tout le mois de juillet et les dix premiers jours d’août. Mer, soleil et argent. Je devais aller tous les jours dans un endroit entre Mergellina et Posilippo dont je ne savais rien, il portait un nom étranger, il s’appelait le Sea Garden. Je me dirigeai tout excitée vers chez moi comme si ma vie venait de prendre un tournant décisif. Je gagnerais des sous pour mes parents, je me baignerais et ma peau deviendrait lisse et dorée par le soleil comme pendant l’été à Ischia. Comme la vie est douce, pensai-je, quand il fait soleil et que toutes les belles choses ont l’air d’être là juste pour toi !

Je fis quelques pas et cette impression de connaître des heures de chance se confirma. Antonio me rejoignit, en bleu de travail et couvert de graisse. J’en fus contente, quiconque m’aurait rencontrée en ce moment d’allégresse aurait été bien accueilli. Il m’avait vue passer et m’avait couru après. Je lui parlai tout de suite de la papetière et il dut lire sur mon visage que je vivais un instant de bonheur. Pendant des mois j’avais bûché en me sentant seule et moche. Même si j’étais convaincue d’aimer Nino Sarratore, je n’avais fait que l’éviter et n’étais même pas allée voir s’il avait réussi ses examens, et avec quelles notes. Lila allait bientôt sortir définitivement de ma vie et je ne serais plus capable de la suivre. Mais à présent je me sentais bien et avais envie de me sentir encore mieux. Quand Antonio, devinant que j’étais dans de bonnes dispositions, me demanda si je voulais être sa petite amie, je lui dis oui aussitôt, même si j’en aimais un autre et si je ne ressentais rien de spécial pour lui, juste une certaine sympathie. Je ne voyais pas vraiment de différence entre sortir avec lui, un travailleur, un homme qui avait le même âge que Stefano, et réussir mes examens avec des dix partout, ou être rémunérée pour emmener les filles de la papetière au Sea Garden.

49

Mon travail commença, ma relation avec Antonio aussi. La papetière me prit une sorte d’abonnement et tous les matins je traversais la ville avec les trois gamines, dans des bus bondés, pour les amener dans cet endroit plein de couleurs : parasols, mer bleue, jetées en ciment, étudiants, femmes aisées disposant de beaucoup de temps libre et femmes m’as-tu-vu à la figure avide. Je traitais avec gentillesse les garçons de plage qui essayaient d’engager la conversation. Je m’occupais des petites et faisais de longues baignades avec elles, profitant du maillot que Nella m’avait cousu l’année précédente. Je les faisais manger, jouais avec elles et les laissais boire sans fin au jet d’une fontaine en pierre, attentive à ce qu’elles ne glissent pas et n’aillent pas se casser les dents sur la vasque.

Nous rentrions dans le quartier en fin d’après-midi. Je ramenais les filles à la papetière et courais à mon rendez-vous secret avec Antonio, brûlée par le soleil et couverte de sel de mer. Nous nous rendions aux étangs par des chemins détournés, j’avais peur d’être vue par ma mère et peut-être plus encore par Mme Oliviero. Mes premiers vrais baisers, je les échangeai avec lui. Je lui permis bientôt de me toucher les seins et entre les jambes. Moi-même, un soir, je serrai son pénis caché à l’intérieur de son pantalon, tendu et gros, et quand il le sortit je le tins volontiers dans ma main pendant que nous nous embrassions. J’acceptai ces pratiques avec deux questions très précises en tête. La première était : Lila fait-elle ces trucs avec Stefano ? Et la deuxième : le plaisir que j’éprouve avec ce garçon est-il le même que j’ai éprouvé le soir où Donato Sarratore m’a touchée ? Dans les deux cas, Antonio finissait par n’être qu’un fantôme utile, d’une part, pour évoquer les amours de Lila et Stefano et, d’autre part, pour mettre des mots sur l’émotion forte et complexe que m’avait procurée le père de Nino. Mais je ne me sentis jamais coupable. Il m’était tellement reconnaissant pour ces maigres contacts aux étangs et dépendait de moi de façon tellement absolue que je fus bientôt convaincue que c’était lui qui me devait quelque chose et que le plaisir que je lui donnais était largement supérieur à celui que lui me donnait.

Parfois le dimanche il nous accompagnait les gamines et moi au Sea Garden. Il dépensait beaucoup d’argent avec une feinte désinvolture, bien qu’il en gagnât très peu, et en plus il détestait prendre le soleil. Mais il le faisait pour moi, uniquement pour rester à mon côté, sans aucune compensation immédiate puisque, pendant toute la journée, il n’y avait aucune possibilité de s’embrasser ou de se toucher. De surcroît il amusait les gamines en faisant toutes sortes de clowneries et des plongeons athlétiques. Pendant qu’il jouait avec elles je m’allongeais au soleil pour lire, me glissant comme une méduse dans les pages d’un roman.

Un de ces dimanches, je levai un instant les yeux et vis une jeune fille grande, mince et élégante avec un superbe deux-pièces rouge. C’était Lila. Désormais habituée à toujours avoir sur elle le regard des hommes, elle se déplaçait comme si, dans cet endroit bondé, il n’y avait personne, pas même le jeune garçon de plage qui la précédait pour l’accompagner à son parasol. Elle ne me vit pas et j’hésitai à l’appeler. Elle portait des lunettes de soleil et exhibait un sac en toile très coloré. Je ne lui avais pas encore parlé de mon travail et même pas d’Antonio : je craignais probablement son jugement sur l’un comme sur l’autre. Attendons que ce soit elle qui m’appelle, pensai-je en posant à nouveau les yeux sur mon livre, mais je ne parvins plus à lire. Peu après je regardai encore dans sa direction. Le garçon de plage avait ouvert sa chaise longue et elle s’était assise au soleil. Et maintenant c’était Stefano qui arrivait, tout blanc et en maillot bleu, portefeuille, briquet et cigarettes à la main. Il embrassa Lila sur les lèvres comme le font les princes avec les belles endormies, et il s’assit à son tour sur une chaise longue.