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J’étais totalement épouvantée et ne savais que faire. Je décidai d’avoir recours à Antonio. Le soir même, aux étangs, je lui dis que sa mère avait raison et que Donato Sarratore rôdait dans le quartier. Il m’avait arrêtée dans la rue. Il m’avait demandé de dire à Melina qu’il l’attendrait tous les jours, éternellement, à l’entrée du tunnel, à midi. Antonio s’assombrit et murmura : « Qu’est-ce que je vais faire ? » Je lui dis que je l’accompagnerais moi-même au rendez-vous et qu’ensemble nous tiendrions un discours bien clair à Sarratore sur l’état de santé de sa mère.

Je ne dormis pas de la nuit tant j’étais inquiète. Le lendemain nous nous rendîmes au tunnel. Antonio était taciturne, il marchait lentement, je sentais qu’il avait sur les épaules un poids qui le faisait ralentir. Une part de lui était furieuse et l’autre était intimidée. Je me dis avec colère : il a été capable d’affronter les Solara pour sa sœur Ada et pour Lila mais maintenant il est impressionné, à ses yeux Donato Sarratore est un personnage important, prestigieux. Le sentir dans cet état me rendit encore plus déterminée, j’aurais voulu le secouer et lui crier : toi tu n’as peut-être écrit aucun livre, mais tu es beaucoup mieux que ce type-là ! Je me contentai de le prendre par le bras.

Sarratore nous vit de loin et tenta aussitôt de se fondre dans l’obscurité du tunnel. Mais je l’appelai :

« Monsieur Sarratore ! »

Il se retourna à contrecœur.

Je lui dis en utilisant la forme de politesse en italien, ce qui à l’époque était hors du commun dans notre milieu :

« Je ne sais pas si vous vous souvenez d’Antonio, c’est le fils aîné de Mme Melina. »

Sarratore eut recours à une voix claironnante et pleine d’affection :

« Mais bien sûr que je m’en souviens ! Salut, Antonio !

— Lui et moi on est fiancés.

— Ah bon, c’est bien.

— Et on a beaucoup discuté ensemble : il va vous expliquer. »

Antonio comprit que son moment était venu et dit, très pâle, tendu et peinant à parler en italien :

« Je suis très heureux de vous voir, monsieur Sarratore. Je suis quelqu’un qui n’oublie pas et je vous serai toujours reconnaissant de ce que vous avez fait pour nous après la mort de mon père. Je vous remercie surtout de m’avoir trouvé un travail dans le garage de M. Gorresio : si j’ai appris un métier, c’est grâce à vous.

— Parle-lui de ta mère », le pressai-je nerveusement.

Cela l’agaça et il me fit signe de me taire. Il poursuivit :

« Toutefois vous ne vivez plus dans le quartier et vous ne comprenez pas bien la situation. Ma mère, rien qu’à entendre votre nom, perd la tête. Et si jamais elle vous revoit, même une seule fois, c’est sûr elle finit à l’asile. »

Sarratore se troubla :

« Antonio, mon garçon, je n’ai jamais eu la moindre intention de faire du mal à ta mère. À juste titre, tu te rappelles tout ce que j’ai fait pour vous. Et en effet, je n’ai jamais voulu faire autre chose que l’aider et aider toute la famille.

— Eh bien si vous voulez continuer à l’aider n’essayez pas de la revoir, ne lui envoyez pas de livres et ne vous montrez pas dans le quartier.

— Mais tu ne peux pas me demander une chose pareille, tu ne peux pas m’interdire de revoir des lieux qui me sont chers ! » dit Sarratore d’une voix chaude et faussement émue.

Ce ton m’indigna. Je le connaissais, il l’avait souvent utilisé à Barano, sur la plage des Maronti. C’était un ton onctueux et caressant : Sarratore imaginait que c’était celui qu’un homme profond, écrivant des vers et des articles pour le Roma, devait avoir. Je fus sur le point d’intervenir mais Antonio, à ma grande stupeur, me précéda. Il courba les épaules et rentra la tête tout en tendant une main vers la poitrine de Donato Sarratore, le heurtant de ses doigts puissants. Il dit en dialecte :

« Je ne vous l’interdis pas ! Mais je vous promets que si vous enlevez à ma mère ce peu de raison qui lui reste, je vous ferai passer pour toujours l’envie de revoir cet endroit de merde. »

Sarratore devint tout pâle :

« D’accord, dit-il rapidement, j’ai compris, merci. »

Il tourna les talons et se dirigea vers la gare.

Je passai mon bras sous celui d’Antonio, fière de son emportement, mais je m’aperçus qu’il tremblait. Je pensai, peut-être alors pour la première fois, à ce qu’avait dû être pour lui, quand il était encore tout gamin, la mort de son père, et puis le travail, la responsabilité qui lui était tombée dessus et l’effondrement de sa mère. Je l’entraînai, très affectueuse, et me donnai une autre date butoir : je le quitterai après le mariage de Lila, me dis-je.

51

Le quartier se souvint très longtemps de ce mariage. Ses préparatifs s’entrecroisèrent avec la naissance lente, compliquée et tempétueuse des chaussures Cerullo et on aurait dit que ces deux projets, pour une raison ou pour une autre, n’arriveraient jamais à leur terme.

Le mariage, d’ailleurs, n’était pas sans incidence sur la cordonnerie. Fernando et Rino ne trimaient pas uniquement sur les nouvelles chaussures, qui pour le moment ne rapportaient rien, mais aussi sur mille autres petits travaux immédiatement rentables qu’ils devaient faire car ils avaient un besoin urgent de recettes. Il leur fallait accumuler assez d’argent pour assurer à Lila au moins un petit trousseau et faire face aux dépenses du vin d’honneur dont ils avaient à tout prix voulu se charger pour ne pas passer pour des miséreux. Aussi, pendant des mois la tension fut extrême chez les Cerullo : Nunzia brodait des draps nuit et jour et Fernando faisait sans arrêt des scènes, regrettant l’époque heureuse où, dans le cagibi dont il était le roi, il collait, cousait et martelait tranquillement, clous entre les lèvres.

Les seuls à avoir l’air serein étaient les deux fiancés. Il n’y eut que deux légers moments de friction entre eux. Le premier concernait leur futur logement. Stefano voulait acheter un petit appartement dans le quartier neuf alors que Lila préférait un appartement dans les vieux immeubles. Ils discutèrent. L’appartement dans le vieux quartier était plus grand mais sombre et n’avait pas de vue, comme du reste toutes les habitations de cette zone. Celui du quartier neuf était plus petit mais avait une énorme baignoire comme celle de la publicité Palmolive, un bidet et une vue sur le Vésuve. Il fut inutile de faire remarquer que, si le Vésuve était une silhouette fugace et distante qui s’estompait dans le ciel nébuleux, à moins de deux cents mètres passaient, bien visibles, les rails du chemin de fer. Stefano était séduit par la nouveauté, par les appartements aux carrelages resplendissants et aux murs tout blancs, et Lila céda rapidement. Ce qui comptait le plus pour elle, c’était qu’à moins de dix-sept ans elle serait maîtresse de sa propre maison, avec l’eau chaude qui sortait des robinets, et pas comme locataire mais comme propriétaire.

Le second motif de friction fut le voyage de noces. Stefano proposa comme destination Venise et Lila, révélant une tendance qui marquerait ensuite toute sa vie, insista pour ne pas trop s’éloigner de Naples. Elle suggéra une villégiature à Ischia, Capri et peut-être la côte amalfitaine – que des endroits où elle n’était jamais allée. Son futur mari se déclara presque tout de suite d’accord.

Pour le reste il n’y eut que des tensions minimes, qui reflétaient surtout des problèmes internes à leurs familles d’origine. Par exemple, quand Stefano voyait Lila après une visite à la cordonnerie Cerullo, des paroles désagréables finissaient toujours par lui échapper sur Fernando et Rino : cela déplaisait à Lila qui se dépêchait de les défendre. Stefano secouait la tête, peu convaincu, commençant à voir dans l’histoire des chaussures un investissement financier excessif. Et à la fin de l’été, quand il y eut de fortes tensions entre les deux Cerullo et lui, il imposa une limite précise à ce faire et défaire permanent du père, du fils et de leurs apprentis. Il décréta qu’en novembre il voulait voir les premiers résultats : les modèles hivernaux au moins, homme et femme, devaient pouvoir être exposés en vitrine pour Noël. Puis avec Lila il laissa échapper, plutôt énervé, que Rino était plus disposé à demander de l’argent qu’à travailler. Elle défendit son frère, il répliqua, elle s’emporta et il fit immédiatement machine arrière. Il alla prendre la paire de chaussures d’où était né tout ce projet, des souliers achetés et jamais utilisés, conservés comme un précieux témoignage de leur histoire : il les toucha, les renifla et s’émut en expliquant qu’il y sentait, y voyait et y verrait toujours les petites mains de Lila, encore presque enfant, qui avaient travaillé auprès des grosses mains de son frère. Ils se trouvaient sur la terrasse du vieil immeuble de Stefano, d’où les garçons avaient tiré leur feu d’artifice, rivalisant avec les Solara. Il prit les doigts de Lila et les embrassa un à un, disant qu’il ne permettrait plus jamais qu’ils recommencent à s’abîmer.