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C’est Lila elle-même qui me raconta cet acte d’amour, toute joyeuse. Elle le fit un jour où elle m’emmena voir son futur appartement. Quelle splendeur ! Carreaux tout luisants par terre, baignoire pour prendre des bains moussants, meubles sculptés dans la salle à manger et la chambre, réfrigérateur et même téléphone. Je notai son numéro, émue. Nous étions nées et avions vécu dans de petits logements, sans une chambre à nous et sans un endroit pour étudier. Je vivais encore comme ça, mais bientôt ce ne serait plus son cas. Nous sortîmes sur le balcon qui donnait sur la voie ferrée et le Vésuve et je lui demandai prudemment :

« Stefano et toi, vous venez quelquefois seuls ici ?

— Oui, quelquefois.

— Et qu’est-ce que vous faites ? »

Elle me regarda comme si elle ne comprenait pas :

« Dans quel sens ? »

Je me sentis gênée.

« Vous vous embrassez ?

— Des fois.

— Et après ?

— Après c’est tout, on est pas encore mariés. »

Cela me confondit. Était-ce donc possible ? Toute cette liberté, et il ne se passait rien ? Tant de commérages dans tout le quartier, les propos obscènes des Solara, et eux qui échangeaient juste quelques baisers ?

« Mais lui, il te demande pas plus ?

— Pourquoi, Antonio te demande des trucs ?

— Oui.

— Moi il me demande rien. Il pense aussi qu’on doit d’abord se marier. »

Toutefois elle me parut très frappée par mes questions, autant que je le fus par ses réponses. Ainsi donc elle ne concédait rien à Stefano, même s’ils sortaient seuls en voiture, s’ils étaient sur le point de se marier et s’ils avaient déjà leur appartement tout meublé et leur lit avec le matelas encore emballé. Moi au contraire, qui n’allais certes pas me marier, cela faisait longtemps que j’avais dépassé le stade du baiser. Quand elle me demanda avec une curiosité sincère si je faisais à Antonio les choses qu’il me demandait, j’eus honte de lui dire la vérité. Je répondis que non et elle eut l’air satisfaite.

52

J’espaçai les rendez-vous aux étangs, aussi parce que c’était bientôt la rentrée. J’étais convaincue que Lila, justement à cause de mes cours et de mes devoirs, m’aurait laissée en dehors de ses préparatifs de mariage : elle avait pris l’habitude de mes disparitions pendant l’année scolaire. Mais cela ne se passa pas ainsi. Les tensions avec Pinuccia s’étaient beaucoup accrues pendant l’été. Il ne s’agissait plus de vêtements, chapeaux, foulards ou bijoux de pacotille. Un jour Pinuccia dit à son frère, en présence de Lila et tout à fait clairement, que soit sa fiancée venait travailler à l’épicerie, si ce n’était immédiatement du moins après le voyage de noces – travailler comme toute la famille le faisait depuis toujours, et comme le faisait même Alfonso chaque fois que l’école le lui permettait –, soit c’était elle qui ne travaillerait plus. Et sa mère, cette fois, la soutint de manière explicite.

Lila ne cilla pas et dit qu’elle était prête à s’y mettre tout de suite, dès le lendemain s’il le fallait, quel que soit le rôle que la famille Carracci voulait lui attribuer. Cette réponse, comme toutes les réponses de Lila depuis toujours, si elle se voulait conciliante, portait en elle quelque chose d’excessif et de méprisant qui fit monter encore plus Pinuccia sur ses grands chevaux. Il devint très clair que la fille du cordonnier était désormais perçue par les deux femmes comme une sorcière venue faire la patronne, jeter l’argent par les fenêtres sans bouger le petit doigt pour le gagner et dominer l’homme de la maison avec ses artifices, faisant commettre à Stefano toutes sortes d’injustices contre sa chair et son sang, c’est-à-dire contre sa sœur et même contre sa propre mère.

Comme d’habitude, le jeune homme ne répliqua pas tout de suite. Il attendit que sa sœur se soit défoulée et puis, à croire que le problème de Lila et sa place dans la petite entreprise familiale n’avaient jamais été soulevés, il dit paisiblement qu’au lieu de travailler à l’épicerie, Pinuccia ferait mieux d’aider sa fiancée à préparer leur mariage.

« Tu n’as plus besoin de moi ? bondit la jeune fille.

— Non : dès demain je te ferai remplacer par Ada, la fille de Melina.

— C’est elle qui t’a suggéré ça ? cria sa sœur en indiquant Lila.

— Ça ne te regarde pas.

— Mais tu l’as entendu, m’man ? T’as entendu ce qu’il a dit ? Il se prend pour le maître absolu, ici ! »

Il y eut un moment de silence insupportable puis Maria quitta sa chaise, derrière le comptoir de la caisse, et dit à son fils :

« Trouve aussi quelqu’un pour ce poste-là, parce que moi je suis fatiguée et j’ai plus envie de travailler. »

Là Stefano eut un moment de fléchissement. Il dit doucement :

« Allez, on se calme, je ne suis le maître de rien du tout, les affaires de l’épicerie nous concernent tous, pas que moi. Mais il faut prendre une décision. Pinù, est-ce que tu as besoin de travailler ? Non. Maman, est-ce que tu es obligée de passer toute la journée assise là derrière ? Non. Alors donnons du travail à quelqu’un qui en a besoin. Je mettrai Ada à servir et je verrai plus tard pour la caisse. Mais qui peut s’occuper du mariage, si ce n’est vous ? »

Je ne saurais dire avec certitude si, derrière l’expulsion de Pinuccia et de sa mère du quotidien de l’épicerie et derrière l’embauche d’Ada, il y avait vraiment Lila (Ada en tout cas en fut convaincue et Antonio encore plus, au point qu’il se mit à parler de notre amie comme d’une bonne fée). Ce qui est sûr, c’est que se retrouver avec une belle-sœur et une belle-mère disposant de beaucoup de temps libre pour se consacrer aux préparatifs de son mariage ne fut pas un avantage. Les deux femmes lui compliquèrent la vie encore plus et des conflits éclataient à propos de n’importe quoi : les faire-part, la décoration de l’église, le photographe, l’orchestre, la salle de réception, le menu, le gâteau, les dragées, les alliances et même le voyage de noces – Pinuccia et Maria estimant qu’aller à Sorrente, Positano, Ischia et Capri, ce n’était vraiment pas terrible. C’est ainsi que de but en blanc je fus embarquée là-dedans, en apparence pour donner mon avis à Lila sur ceci ou cela, en réalité pour la soutenir dans une bataille difficile.