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Je débutais ma première année de lycée et avais beaucoup de matières nouvelles et difficiles. Mon application et mon obstination habituelles m’anéantissaient déjà, j’étudiais avec trop d’acharnement. Or un jour, en rentrant de l’école, je croisai mon amie qui me lança à brûle-pourpoint :

« S’il te plaît, Lenù, tu peux venir me donner un conseil demain ? »

Je ne savais même pas de quoi elle parlait. Je venais d’être interrogée en chimie, cela n’avait pas été brillant et j’en souffrais.

« Un conseil sur quoi ?

— Un conseil sur ma robe de mariée. Je t’en prie, ne dis pas non, parce que si tu ne viens pas je vais finir par assassiner ma belle-sœur et ma belle-mère. »

J’y allai. Très mal à l’aise, j’accompagnai Pinuccia, Maria et elle. Le magasin se trouvait sur le Rettifilo et je me rappelle que j’avais glissé quelques livres dans un sac dans l’espoir de trouver moyen d’étudier. Ce fut impossible. De quatre heures de l’après-midi à sept heures du soir nous regardâmes des modèles, touchâmes des étoffes, et Lila essaya des robes de mariée exposées sur les mannequins du magasin. Quoi qu’elle porte, sa beauté mettait en valeur la robe et la robe mettait en valeur sa beauté. Tout lui allait : l’organdi rigide, le satin souple et le tulle nébuleux ; le bustier en dentelles et les manches bouffantes ; la jupe large ou droite, la traîne longue ou courte, le voile simple ou en cascade, la couronne de strass, de perles ou de fleurs d’oranger. En général, elle examinait docile les modèles ou essayait les robes qui faisaient bel effet sur les mannequins. Mais de temps en temps, quand elle ne supportait plus le comportement chipoteur de ses futures parentes, la Lila d’autrefois surgissait, elle me fixait droit dans les yeux et disait, ironique, alarmant belle-mère et belle-sœur : « Et si on allait sur un beau satin vert, un organdi rouge ou un charmant tulle noir ou, encore mieux, jaune ? » Il fallait que j’émette un petit rire pour indiquer que la mariée plaisantait, avant de recommencer à comparer étoffes et modèles, sérieuse et maussade. La couturière ne faisait que répéter, enthousiaste : « S’il vous plaît, quoi que vous choisissiez, amenez-moi les photos du mariage, je veux les exposer en vitrine, comme ça je pourrai dire : cette jeune femme, c’est moi qui l’ai habillée ! »

Mais le problème, c’était choisir. À chaque fois que Lila penchait pour un modèle, pour une étoffe, Pinuccia et Maria se déclaraient en faveur d’un autre modèle, d’une autre étoffe. Je demeurai toujours silencieuse, un peu étourdie par toutes ces discussions et aussi par l’odeur des tissus neufs. Puis Lila irritée me demanda :

« Et toi, Lenù, qu’est-ce que tu en penses ? »

Le silence se fit. Je perçus aussitôt, avec une certaine stupeur, que les deux femmes attendaient ce moment et le redoutaient. J’appliquai alors une technique que j’avais apprise à l’école et qui consistait en ceci : à chaque fois que je ne savais pas répondre à une question, je me lançais dans des prémisses abondantes avec la voix assurée de celle qui sait où elle veut en venir. J’expliquai tout d’abord – en italien – que j’aimais beaucoup les modèles défendus par Pinuccia et sa mère. Je me lançai non pas dans des panégyriques mais dans des argumentations qui démontraient combien ils étaient adaptés aux formes de Lila. Au moment où, comme en classe avec les professeurs, je sentis avoir gagné l’admiration et la sympathie de la mère et de la fille, je choisis un des modèles au hasard, vraiment au hasard, faisant juste attention à ne pas le pêcher parmi ceux que préférait Lila, et je me mis à démontrer qu’il contenait la synthèse à la fois de toutes les qualités des modèles défendus par les deux femmes et de toutes les qualités des modèles défendus par mon amie. La couturière, Pinuccia et sa mère furent tout de suite d’accord avec moi. Lila se contenta de me regarder en plissant les yeux. Puis elle revint à son regard habituel et dit qu’elle était d’accord elle aussi.

En sortant, Pinuccia et Maria étaient toutes deux de très bonne humeur. Elles s’adressaient à Lila presque avec affection et, commentant notre achat, faisaient sans cesse référence à moi avec des expressions du genre : « comme l’a dit Lenuccia » ou « comme Lenuccia l’a justement fait remarquer ». Lila manœuvra pour rester un peu en arrière, dans la foule du soir du Rettifilo. Elle me demanda :

« C’est ça qu’on t’apprend à l’école ?

— Ça quoi ?

— À te servir des mots pour embobiner les gens. »

Cela me blessa et je murmurai :

« Tu n’aimes pas le modèle qu’on a choisi ?

— Si si, je l’aime beaucoup.

— Et alors ?

— Alors rends-moi un service et viens avec nous chaque fois que je te le demanderai. »

J’étais fâchée et dis :

« Tu veux m’utiliser pour les embobiner ? »

Elle comprit qu’elle m’avait vexée et me serra fort la main :

« Je ne pensais pas à mal. Je voulais seulement dire que tu es très douée pour te faire aimer. La différence entre toi et moi, depuis toujours, c’est que les gens ont peur de moi mais pas de toi.

— Peut-être parce que tu es méchante, lui dis-je de plus en plus en colère.

— C’est possible », répondit-elle, et je sentis que je lui avais fait mal comme elle m’avait fait mal. Alors, repentie, j’ajoutai aussitôt pour me faire pardonner :

« Antonio se ferait tuer pour toi : il m’a demandé de te remercier pour avoir donné du travail à sa sœur.

— C’est Stefano qui a donné du travail à Ada, repartit-elle, moi je suis méchante. »

53

À partir de là je fus constamment appelée à participer aux choix les plus variés et parfois – découvris-je – ce n’était pas à la demande de Lila mais de Pinuccia et sa mère. De fait c’est moi qui choisis les dragées. Je choisis aussi le restaurant de la Via Orazio. Je choisis le photographe et les convainquis d’ajouter aux photos un film en super-8. À chaque fois je me rendis compte que si, de mon côté, je me passionnais pour tout, comme si chacune de ces questions était un entraînement pour quand ce serait mon tour de me marier, Lila accordait bien peu d’attention aux étapes de son mariage. J’en fus stupéfaite, et pourtant c’était vraiment comme ça. Ce qui l’intéressait certainement c’était d’établir une fois pour toutes que, sur sa future vie de femme et de mère, dans sa maison, sa belle-sœur et sa belle-mère n’auraient pas leur mot à dire. Mais ce n’était pas le conflit habituel entre belle-mère, belle-fille et belle-sœur. J’eus l’impression, à la façon dont elle se servait de moi et dont elle manipulait Stefano, qu’elle se débattait pour trouver, de l’intérieur de la cage où elle s’était enfermée, un moyen d’être vraiment elle-même qui cependant lui demeurait obscur.

Naturellement je perdais des après-midi entiers à résoudre leurs problèmes, je n’étudiais pas beaucoup et deux ou trois fois il m’arriva même de ne pas aller en cours. Par conséquent mon bulletin du premier trimestre ne fut pas particulièrement brillant. Ma nouvelle professeure de latin et grec, la très estimée Mme Galiani, me portait aux nues, mais en philosophie, chimie et mathématiques j’arrivai à peine à la moyenne. De plus, un matin je me retrouvai dans un sacré pétrin. Comme le professeur de religion se lançait sans arrêt dans des philippiques contre les communistes et leur athéisme, je me sentis poussée à réagir, je ne sais trop si c’était par affection pour Pasquale, qui s’était toujours déclaré communiste, ou simplement parce que je perçus que tout le mal que le prêtre disait des communistes me concernait directement en tant que chouchoute de la communiste par excellence, Mme Galiani. Quoi qu’il en soit je levai la main et dis que moi, qui avais suivi avec succès un cours de théologie par correspondance, je pensais que la condition humaine était à l’évidence tellement exposée à la furie aveugle du hasard que s’en remettre à un Dieu, à Jésus et au Saint-Esprit – une entité tout à fait superflue, celle-ci, qui n’était là que pour composer une trinité, notoirement plus noble qu’un simple binôme père-fils –, c’était la même chose que faire une collection d’images pendant que la ville brûle dans les flammes de l’enfer. Alfonso se rendit aussitôt compte que je dépassais les bornes et me tira timidement par la blouse, mais je ne l’écoutai pas et allai jusqu’au bout, jusqu’à cette comparaison finale. Pour la première fois je fus exclue de cours et j’eus un blâme pour mauvaise conduite dans le cahier de classe.