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Elle regarda la page sans enthousiasme, comme si l’écriture lui faisait mal aux yeux. Exactement comme Alfonso, elle me demanda :

« Ils mettront ton nom ? »

Je fis signe que oui.

« Elena Greco, vraiment ?

— Oui. »

Elle me tendit le cahier :

« Je ne suis pas capable de te dire si c’est bien ou pas.

— S’il te plaît.

— Non, je n’en suis pas capable. »

Je dus insister. Tout en sachant que ce n’était pas vrai, je lui dis que s’il ne lui plaisait pas ou même si elle refusait de le lire, je ne le donnerais pas à Nino pour qu’il le publie.

À la fin elle lut. Elle parut se contracter tout entière, comme si j’avais jeté un poids sur ses épaules. Et j’eus l’impression qu’elle faisait un effort douloureux pour libérer du fond d’elle-même l’ancienne Lila, celle qui lisait, écrivait, dessinait et inventait avec l’immédiateté et le naturel d’une réaction instinctive. Quand elle y réussit, tout sembla agréablement léger :

« Je peux barrer ?

— Oui. »

Elle barra beaucoup de mots et une phrase entière.

« Je peux déplacer quelque chose ?

— Oui. »

Elle entoura une proposition et fit un trait sinueux pour la déplacer en haut de la page.

« Je peux tout recopier sur une autre feuille ?

— Mais je peux le faire !

— Non non, laisse-moi recopier. »

Cela lui prit un peu de temps, de recopier. Quand elle me rendit le cahier elle dit :

« Tu es très forte, ça ne m’étonne pas qu’ils te mettent tout le temps dix. »

Je sentis qu’il n’y avait pas d’ironie et que c’était un véritable compliment. Puis elle ajouta avec une dureté soudaine :

« Je ne veux plus rien lire de ce que tu écris.

— Pourquoi ? »

Elle y réfléchit :

« Parce que ça me fait mal », et elle se frappa le milieu du front avec les doigts en éclatant de rire.

54

Je rentrai à la maison heureuse. Je m’enfermai dans les toilettes pour ne pas déranger le reste de la famille et étudiai jusque vers trois heures du matin, quand j’allai enfin me coucher. Je me levai à six heures et demie pour recopier le texte. Mais avant je le relus dans la belle écriture ronde de Lila, une écriture restée à l’époque de l’école primaire, très différente de la mienne qui s’était simplifiée et avait rapetissé. Dans cette page il y avait exactement ce que j’avais écrit, mais tout était plus limpide et immédiat. Ce qui avait été barré et déplacé, les quelques ajouts, et d’une certaine manière la graphie même me donnèrent l’impression que je m’étais échappée de moi-même et que je courais cent pas devant, avec une énergie et une harmonie que la personne restée en arrière ignorait posséder.

Je décidai de laisser le texte dans l’écriture de Lila. Je l’apportai à Nino sous cette forme afin de conserver la trace visible de la présence de Lila à l’intérieur de mes paroles. Il le lut en battant plusieurs fois de ses longs cils. À la fin il déclara avec une tristesse soudaine et inattendue :

« Galiani a raison.

— Raison sur quoi ?

— Tu écris mieux que moi. »

Et bien que je m’en défende, gênée, il répéta cette phrase une seconde fois, puis me tourna le dos sans me saluer et s’en alla. Il ne me dit même pas quand la revue paraîtrait ni comment je pourrais me la procurer, et je n’eus pas le courage de le lui demander. Ce comportement me déplut. D’autant plus que lorsqu’il s’éloigna, je reconnus pendant quelques secondes la démarche de son père.

C’est ainsi que notre nouvelle rencontre s’acheva. Encore une fois, nous avions tout raté. Pendant des jours, Nino continua à se comporter comme si écrire mieux que lui était une faute qu’il me fallait expier. J’étais fâchée. Quand tout à coup il me rendit corps, vie et présence et me demanda de faire un bout de chemin avec lui, je lui répondis froidement que j’étais déjà prise, mon fiancé devait venir me chercher.

Pendant un temps il dut croire que mon fiancé était Alfonso, mais le doute s’évanouit quand un jour sa sœur Marisa apparut à la sortie du lycée – elle était venue lui dire je ne sais quoi. Nous ne nous étions pas vues depuis l’époque d’Ischia. Elle courut vers moi, me fit grande fête et me dit combien elle avait été déçue que je ne sois pas retournée à Barano l’été précédent. Comme je me trouvais en compagnie d’Alfonso je le lui présentai. Son frère étant déjà parti, elle insista pour faire quelques pas avec nous. Elle nous raconta d’abord toutes ses souffrances d’amour. Puis, quand elle se rendit compte qu’Alfonso et moi n’étions pas ensemble, elle cessa de m’adresser la parole et se mit à lui faire la conversation avec ses manières captivantes. En rentrant chez elle, elle raconta certainement à son frère qu’entre Alfonso et moi il n’y avait rien parce que, dès le lendemain, il vint me tourner autour. Mais maintenant, rien que le voir me rendait nerveuse. Était-ce un fat comme son père, que pourtant il détestait ? Croyait-il que tout le monde ne pouvait s’empêcher de l’apprécier et de l’aimer ? Était-il tellement imbu de lui-même qu’il ne pouvait tolérer d’autres talents que les siens ?

Je demandai à Antonio de venir me chercher au lycée. Il m’obéit aussitôt, surpris mais aussi flatté de cette requête. Ce qui dut l’étonner encore davantage c’est que là en public, devant tout le monde, je lui pris la main et entrelaçai mes doigts avec les siens. J’avais toujours refusé de me promener ainsi, dans le quartier comme ailleurs, parce que ça me donnait l’impression d’être encore une petite fille et de marcher avec mon père. Mais cette fois je le fis. Je savais que Nino nous regardait et voulais qu’il comprenne qui j’étais. J’écrivais mieux que lui, j’allais publier dans la même revue que lui, j’étais aussi bonne que lui en classe sinon meilleure et j’avais un homme, et voilà : c’est pourquoi je ne courrais jamais derrière lui comme un petit animal fidèle.

55

Je demandai aussi à Antonio de m’accompagner au mariage de Lila, de ne jamais me laisser seule, de bavarder et éventuellement de danser toujours avec moi. Je craignais beaucoup cette journée, je la percevais comme une déchirure définitive et voulais avoir avec moi quelqu’un qui me soutienne.

Cette requête finit par lui compliquer encore plus la vie. Lila avait envoyé les faire-part à tout le monde. Cela faisait maintenant longtemps que, dans les maisons du quartier, mères et grand-mères travaillaient dur pour coudre des vêtements, se procurer chapeaux et sacs et faire le tour des magasins pour trouver un cadeau de mariage – cela pouvait être un service de verres, d’assiettes ou de couverts. Ce n’était pas tant pour Lila qu’elles faisaient ces efforts que pour Stefano : c’était un garçon vraiment comme il faut et il te permettait de payer à la fin du mois. Mais surtout, un mariage était une circonstance où personne ne pouvait se permettre de faire piètre figure, surtout les filles sans fiancé, qui en cette occasion avaient la possibilité d’en trouver un et de se caser, se mariant à leur tour quelques années plus tard.

C’est bien pour cette raison que je voulus qu’Antonio m’accompagne. Je n’avais aucune intention d’officialiser quoi que ce soit – nous étions très attentifs à garder notre relation totalement secrète – mais j’essayais de contrôler mon anxiété d’être séduisante. Je voulais, en cette occasion, me sentir calme et sereine avec mes lunettes, ma misérable robe cousue par ma mère et mes vieilles chaussures, et pouvoir me dire : pour une fille de seize ans j’ai tout ce qu’il faut, je n’ai besoin de rien ni de personne.