Выбрать главу

En fait personne ne reconnut Nino, même pas Gigliola, Carmela ou Enzo. Ils ne remarquèrent pas non plus Marisa, bien que ses traits soient encore proches de la petite fille qu’elle avait été. Les deux Sarratore, sur le moment, passèrent totalement inaperçus. Là-dessus Antonio me poussait déjà vers la vieille voiture de Pasquale ; Carmela et Enzo montaient avec nous, nous étions sur le point de partir, et tout ce que je trouvai à dire fut : « Où sont mes parents ? J’espère qu’on s’occupe d’eux. » Enzo répondit qu’il les avait vus dans je ne sais quelle voiture, bref il n’y eut rien à faire et nous partîmes : quant à Nino, encore immobile sur le parvis, l’air étourdi, en compagnie d’Alfonso et Marisa qui bavardaient entre eux, j’eus à peine le temps de lui lancer un regard, et puis je le perdis de vue.

Je devins nerveuse. Antonio, sensible au moindre de mes changements d’humeur, me murmura à l’oreille :

« Qu’est-ce que t’as ?

— Rien.

— Y a quelque chose qui t’embête ?

— Non non. »

Carmela se mit à rire :

« C’qui l’embête c’est que Lila s’est mariée et qu’elle voudrait bien se marier aussi !

— Pourquoi, toi tu ne voudrais pas te marier ? demanda Enzo.

— Si ça ne tenait qu’à moi, je me marierais bien demain !

— Et avec qui ?

— Oh, mais je sais bien avec qui !

— La ferme, lança Pasquale, personne ne voudra de toi. »

Nous nous dirigeâmes vers la Marina, Pasquale conduisait férocement. Antonio avait tellement bien bricolé son auto qu’il la pilotait comme une voiture de course. Il fonçait dans un grand fracas sans se soucier des secousses dues aux routes défoncées. Il arrivait à toute allure sur les voitures qui le précédaient, comme s’il voulait leur rentrer dedans, freinait sec quelques centimètres avant d’arriver au choc, braquait brusquement et les dépassait. Nous les filles nous hurlions de terreur ou bien lui adressions, indignées, des recommandations qui le faisaient rire et le poussaient à faire pire encore. Antonio et Enzo ne bronchaient pas, lâchaient tout au plus quelques commentaires grossiers sur les automobilistes trop lents et, quand Pasquale les dépassait, ils baissaient la vitre pour leur crier des insultes.

Ce fut pendant ce trajet vers la Via Orazio que je commençai à me sentir clairement une étrangère, rendue malheureuse par le fait même d’être une étrangère. J’avais grandi avec ces jeunes, je considérais leurs comportements comme normaux et leur langue violente était la mienne. Mais je suivais aussi tous les jours, depuis six ans maintenant, un parcours dont ils ignoraient tout et auquel je faisais face de manière tellement brillante que j’avais fini par être la meilleure. Avec eux je ne pouvais rien utiliser de ce que j’apprenais au quotidien, je devais me retenir et d’une certaine manière me dégrader moi-même. Ce que j’étais en classe, ici j’étais obligée de le mettre entre parenthèses ou de ne l’utiliser que par traîtrise, pour les intimider. Je me demandai ce que je faisais dans cette voiture. C’étaient mes amis, bien sûr, et il y avait mon petit copain, nous allions à la noce de Lila. Mais cette fête, justement, confirmait que Lila, la seule personne qui me soit encore indispensable malgré nos vies divergentes, ne nous appartenait plus et, sans elle, toute médiation entre ces jeunes et moi, entre cette voiture qui faisait la course dans les rues et moi, était finie. Alors pourquoi n’étais-je pas avec Alfonso, dont je partageais à la fois l’origine et la fuite ? Pourquoi surtout ne m’étais-je pas arrêtée pour dire à Nino : reste, viens à la réception, dis-moi quand sort la revue avec mon article, parlons-en ensemble et creusons-nous une tanière qui nous tienne loin de cette façon de conduire de Pasquale, de sa vulgarité et des violences verbales de Carmela, Enzo et aussi – oui, aussi – d’Antonio ?

60

Nous fûmes les premiers jeunes à entrer dans la salle de réception. Ma mauvaise humeur s’accentua. Silvio et Manuela Solara étaient déjà là, attablés en compagnie du commerçant en ferraille, sa femme florentine et la mère de Stefano. Les parents de Lila étaient installés eux aussi à une longue tablée avec d’autres membres de leur famille, mes parents, Melina et Ada qui, bouillant d’impatience, accueillit Antonio avec des gestes furieux. L’orchestre prenait place, les musiciens essayaient leurs instruments et le chanteur son micro. Nous tournâmes un peu en rond, gênés. Nous ne savions pas où nous asseoir et aucun d’entre nous n’osait demander aux serveurs ; Antonio, collé à moi, s’efforçait de m’amuser.

Ma mère m’appela et je fis semblant de ne pas l’entendre. Elle m’appela encore, sans réaction de ma part. Alors elle se leva et me rejoignit de son pas claudicant. Elle voulait que j’aille m’asseoir avec elle. Je refusai. Elle siffla :

« Pourquoi le fils de Melina n’arrête pas de te tourner autour ?

— Personne me tourne autour, m’man.

— Tu me prends pour une imbécile ?

— Non.

— Viens t’asseoir à côté de moi.

— Non.

— Je t’ai dit de venir. On te fait pas faire des études pour que t’ailles te gâcher avec un ouvrier qui a une mère folle. »

Je lui obéis, j’étais furieuse. D’autres jeunes commencèrent à arriver, tous des amis de Stefano. Parmi eux je vis Gigliola, qui me fit signe de la rejoindre. Ma mère me retint. Pasquale, Carmen, Enzo et Antonio finirent par s’asseoir avec le groupe de Gigliola. Ada, qui avait réussi à se débarrasser de sa mère en la confiant à Nunzia, vint me parler à l’oreille et me dit : « Allez, viens ! » Je tentai de me lever mais ma mère me saisit rageusement le bras. Ada prit un air déçu et alla s’asseoir près de son frère, qui de temps en temps me regardait : en levant les yeux au plafond, je lui faisais signe que j’étais prisonnière.

L’orchestre commença à jouer. Le chanteur, un homme sur la quarantaine aux traits fort délicats, presque chauve, chantonna quelque chose pour s’échauffer. D’autres invités arrivèrent et la salle fut bientôt pleine. Personne ne dissimulait sa faim, mais naturellement il fallait attendre les mariés. Je tentai encore de me lever et ma mère siffla : « Tu dois rester près de moi ! »

Rester près d’elle. Je me dis : elle ne s’en rend pas compte, mais qu’est-ce qu’elle est contradictoire avec ses accès de colère et ses gestes impérieux ! Elle n’aurait pas voulu que j’étudie, mais puisque maintenant j’étudiais elle estimait que je valais mieux que les jeunes avec lesquels j’avais grandi et elle prenait conscience – comme d’ailleurs je le faisais justement moi-même en cette occasion – que ma place n’était pas parmi eux. Toutefois, voilà qu’elle m’imposait de rester près d’elle pour me sauver Dieu sait de quelle mer déchaînée, de quel gouffre ou précipice, autant de dangers qu’Antonio incarnait alors à ses yeux. Mais rester près d’elle signifiait rester dans son monde et devenir exactement comme elle. Et si je devenais comme elle, avec qui pourrais-je bien finir sinon avec Antonio ?