À ce moment les époux arrivèrent : applaudissements enthousiastes. L’orchestre attaqua aussitôt la marche nuptiale. Je me soudai indissolublement à ma mère et à son corps tout en me sentant, à l’intérieur, de plus en plus étrangère. Voilà Lila fêtée par tout le quartier, et elle avait l’air heureuse. Elle souriait, élégante et courtoise, main dans la main avec son mari. Elle était sublime. C’était sur elle, sur sa démarche, que j’avais misé quand j’étais petite, pour échapper à ma mère. Je m’étais trompée. Lila était restée là, attachée de manière éclatante à ce monde dont, s’imaginait-elle, elle avait tiré le meilleur. Et le meilleur c’était ce jeune homme, ce mariage, cette fête et le jeu des chaussures pour Rino et son père. Rien à voir avec mon parcours de jeune fille studieuse. Je me sentis vraiment seule.
Les deux époux furent obligés de danser sous les flashs du photographe. Ils voltigèrent à travers la salle avec des mouvements précis. Je dois l’admettre, me dis-je : même Lila, malgré tout, n’a pas réussi à fuir le monde de ma mère. Mais moi si, il faut que je réussisse, je ne veux plus consentir à tout ça. Il faut que j’ignore ma mère, comme Mme Oliviero savait le faire quand elle se présentait chez nous afin de lui imposer ce qui était bon pour moi. Elle me retenait par le bras mais je devais faire comme si elle n’existait pas, et me rappeler que j’étais la meilleure en italien, latin et grec, me rappeler que j’avais tenu tête au professeur de religion et me rappeler qu’un article avec ma signature allait sortir dans la revue où écrivait un garçon beau et intelligent qui était en dernière année de lycée.
C’est à ce moment que Nino Sarratore entra. Je le vis avant de voir Alfonso et Marisa, je le vis et sautai sur mes pieds. Ma mère tenta de me retenir par un pan de ma robe mais je le lui arrachai des mains. Antonio, qui ne me perdait pas de vue, me lança un regard d’invitation, le visage radieux. Mais moi, me déplaçant dans le sens inverse de Lila et Stefano qui allaient maintenant prendre place au centre de leur tablée, entre les époux Solara et le couple de Florence, je me dirigeai droit vers l’entrée, vers Alfonso, Marisa et Nino.
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Nous trouvâmes une place à table. Je bavardai de tout et de rien avec Alfonso et Marisa, espérant que Nino se déciderait à m’adresser la parole. Mais voilà qu’Antonio arriva derrière mon dos et se baissa pour me glisser à l’oreille :
« Je t’ai gardé une place. »
Je murmurai :
« Va-t’en, ma mère a tout compris. »
Il regarda autour de lui, hésitant et très intimidé. Il retourna à sa table.
Un brouhaha de mécontentement circulait dans la salle. Les invités les plus vindicatifs avaient tout de suite commencé à remarquer les choses qui n’allaient pas. Le vin n’était pas de la même qualité à toutes les tables. Certains en étaient déjà au premier plat alors que d’autres attendaient toujours que le hors-d’œuvre soit servi. Ici et là on disait à haute voix que, là où étaient assis les parents et amis du marié, le service était meilleur que là où étaient assis les parents et amis de la mariée. Je sentis que je détestais ces tensions et cette agressivité montante. Je pris mon courage à deux mains et entraînai Nino dans la conversation : je le priai de me parler de son article sur la misère à Naples, comptant bien lui demander aussitôt après avec naturel des nouvelles du prochain numéro de la revue et de ma demi-page. Il se lança dans des propos très intéressants et informés sur l’état de la ville. Son assurance me frappa. À Ischia il y avait encore en lui quelque chose du petit garçon tourmenté, mais à ce moment il me parut presque trop mûr. Comment était-il possible qu’un garçon de dix-huit ans parle de misère non pas de manière générale et affective comme le faisait Pasquale mais avec détachement, en citant des faits concrets et des données précises ?
« Où est-ce que tu as appris tout ça ?
— Il suffit de lire.
— Lire quoi ?
— Les journaux, les revues, les livres qui traitent de ces problèmes. »
Moi je n’avais jamais feuilleté le moindre journal ou la moindre revue, je ne lisais que des romans. Même Lila, au temps où elle lisait, n’avait jamais rien lu d’autre que les vieux romans en lambeaux de la bibliothèque de prêt. J’étais en retard sur tout et Nino pouvait m’aider à récupérer du terrain.
Je me mis à lui poser toujours plus de questions, et il répondait. Il me répondait, oui, mais sans fournir des réponses fulgurantes comme Lila, il n’avait pas son pouvoir de tout rendre séduisant. Il construisait ses phrases comme un savant, les étayant de nombreux exemples concrets, et chacune de mes questions était comme un petit caillou provoquant un éboulement : il parlait sans interruption, sans nulle ironie ni fioriture, de manière nette et tranchante. Alfonso et Marisa se sentirent bientôt laissés pour compte. Marisa soupira : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’il est rasoir, mon frère ! » et ils se mirent à bavarder entre eux. Nino et moi nous isolâmes aussi. Nous ne perçûmes plus rien de ce qui se passait tout autour : nous ne savions pas ce qu’on nous servait dans nos assiettes, ce que nous mangions ou buvions. Je m’efforçais de trouver des questions à lui poser et j’écoutais d’un air concentré ses réponses-fleuves. Cependant je saisis bien vite que le fil de ses propos suivait toujours la même idée fixe, qui animait chacune de ses phrases : le refus des paroles fumeuses, la nécessité de définir avec clarté les problèmes, de proposer des solutions réalistes et d’agir. J’acquiesçais tout le temps, je me déclarais d’accord sur tout. Je ne pris un air perplexe que lorsqu’il dit du mal de la littérature. « Mais qu’ils la vendent, leur fumée ! » répéta-t-il deux ou trois fois, très remonté contre ses ennemis, c’est-à-dire tous ceux qui vendaient de la fumée. « Qu’ils les écrivent, leurs romans ! Je les lirai volontiers. Mais s’il s’agit de changer vraiment les choses, c’est pas de ça qu’on a besoin. » En réalité, je crus comprendre qu’il se servait du mot « littérature » pour s’en prendre à ceux qui détruisaient la tête des gens avec ce qu’il appelait des bavardages inutiles. À une faible protestation de ma part, il répliqua par exemple : « Trop de mauvais romans chevaleresques, Lenù, font un Don Quichotte ; mais nous, avec tout le respect dû à Don Quichotte, on n’a pas besoin, ici à Naples, de nous battre contre les moulins à vent, ce ne serait que du courage gâché. Nous ce qu’il nous faut c’est des gens qui savent comment les moulins fonctionnent, et les font fonctionner. »
J’eus bientôt le désir de pouvoir discuter tous les jours avec un garçon de ce calibre. J’avais fait tellement d’erreurs à son sujet ! Quelle bêtise ça avait été de le désirer, de l’aimer, et pourtant de toujours l’éviter ! C’était la faute de son père. Mais aussi ma faute : moi qui en voulais tellement à ma mère, comment avais-je pu laisser le père jeter son ombre menaçante sur le fils ? Je me repentis et me délectai de mon repentir, ainsi que du roman dans lequel je me sentais plongée. Je haussais souvent la voix pour couvrir le bruit de la salle, de la musique, et il faisait de même. Parfois je regardais vers la table de Lila : elle riait, mangeait et bavardait, elle n’avait même pas réalisé où j’étais et avec qui je parlais. En revanche, je regardais rarement vers la table d’Antonio, je craignais qu’il ne me fasse signe de le rejoindre. Mais je sentais bien qu’il avait les yeux braqués sur moi et qu’il était crispé, il commençait à s’énerver. Tant pis, me dis-je, de toute façon j’ai déjà pris ma décision, je le quitte demain : je ne peux pas continuer avec lui, nous sommes trop différents. Certes, il m’adorait et se consacrait entièrement à moi, mais comme un petit chien. En revanche j’étais éblouie par la manière dont Nino me parlait : sans aucun rapport d’infériorité. Il m’expliquait sa vision de l’avenir et les idées qu’il prendrait comme bases pour le construire. Je l’écoutais et mon imagination s’enflammait, presque comme Lila l’enflammait autrefois. L’attention qu’il me portait me faisait grandir. Oui, lui saurait me détacher de ma mère – lui qui ne voulait rien d’autre que se détacher de son père.