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Je sentis qu’on me touchait l’épaule, c’était encore Antonio. Il dit sombrement :

« Allez, on danse.

— Ma mère ne veut pas », murmurai-je.

Il répliqua nerveusement et à voix haute :

« Tout le monde danse, alors c’est quoi le problème ? »

Je fis un sourire gêné à Nino, il savait bien qu’Antonio était mon petit ami. Il me regarda, sérieux, et se tourna vers Alfonso. J’allai danser :

« Ne me serre pas !

— Je te serre pas. »

Un grand vacarme et une allégresse éméchée régnaient. Tout le monde dansait – jeunes, adultes, enfants. Mais moi je sentais ce qu’il y avait vraiment derrière cette apparence de fête. Les parents de la mariée laissaient transparaître sur leurs visages grimaçants un mécontentement bagarreur. Surtout les femmes. Elles s’étaient saignées aux quatre veines pour le cadeau et les vêtements qu’elles avaient sur le dos, elles s’étaient endettées, et maintenant elles étaient traitées comme des moins-que-rien, avec du mauvais vin et un service d’une lenteur insupportable. Mais pourquoi Lila n’intervenait-elle pas ? Pourquoi n’allait-elle pas protester auprès de Stefano ? Je les connaissais bien. Elles contiendraient leur colère par amour pour Lila. Mais à la fin de la réception, Lila irait se changer, reviendrait vêtue de son habit de voyage, distribuerait les dragées et partirait, tout élégante, avec son mari : alors une querelle homérique éclaterait, engendrant des haines qui dureraient des mois ou des années, provoquant disputes et échanges d’insultes qui impliqueraient les maris et les fils, tous se sentant obligés de montrer à leurs mères, sœurs et grand-mères qu’ils savaient se comporter comme des hommes. Je les connaissais toutes et tous. Je voyais les regards féroces que les garçons décochaient au chanteur et aux musiciens qui lançaient des œillades déplacées à leurs fiancées ou s’adressaient à elles pleins de sous-entendus. Je voyais comment Enzo et Carmela se parlaient pendant qu’ils dansaient, je voyais aussi Pasquale et Ada assis à table : il était évident qu’avant la fin de la fête ils se mettraient ensemble, puis se fianceraient, et selon toute probabilité dans un an ou dix se marieraient. Je voyais Rino et Pinuccia. Dans leur cas tout irait plus vite : si la fabrique de chaussures Cerullo décollait pour de bon, dans un an tout au plus ils auraient droit à une noce pas moins fastueuse que celle-ci. Ils dansaient, se regardaient dans les yeux et se serraient fort l’un contre l’autre. Amour et intérêt. Épicerie plus chaussures. Immeubles anciens et immeubles modernes. Étais-je comme eux ? Étais-je encore comme eux ?

« C’est qui celui-là ? demanda Antonio.

— Qui veux-tu que ça soit ? Tu ne le reconnais pas ?

— Non.

— C’est Nino, le fils aîné de Sarratore. Et elle c’est Marisa, tu te souviens d’elle ? »

Il n’avait rien à faire de Marisa, mais de Nino si. Il dit, nerveux :

« Et toi, d’abord tu m’emmènes voir Sarratore pour le menacer, et après tu te mets à bavarder pendant des heures avec son fils ? Je me suis fait faire un costume neuf pour rester là à te regarder t’amuser avec ce mec-là, qui ne s’est même pas coupé les cheveux et n’a même pas mis de cravate ? »

Il me planta au milieu de la salle et se dirigea d’un pas rapide vers la porte en verre menant sur la terrasse.

Pendant quelques secondes je ne sus que faire. Rejoindre Antonio. Retourner auprès de Nino. J’avais le regard de ma mère rivé sur moi, même si son œil qui louchait avait l’air de regarder ailleurs. J’avais sur moi le regard de mon père, et c’était un regard mauvais. Je me dis : si je retourne voir Nino et ne rejoins pas Antonio dehors, c’est lui qui me quittera, et pour moi ce sera mieux comme ça. Je traversai la salle tandis que l’orchestre continuait à jouer et les couples à danser. Je m’assis à ma place.

Nino ne sembla pas avoir accordé la moindre attention à ce qui s’était produit. À présent il parlait avec son débit torrentiel de Mme Galiani. Il prenait sa défense auprès d’Alfonso qui, je le savais bien, la détestait. Il disait que s’il finissait souvent par être en désaccord avec elle – elle était trop rigide –, en revanche comme enseignante elle était extraordinaire, elle l’avait toujours encouragé et l’avait aidé à développer ses capacités de travail. Je tentai de m’insérer dans la conversation. Je désirais de toute urgence être à nouveau captivée par Nino, je ne voulais pas qu’il se mette à discuter avec mon camarade de classe exactement comme peu de temps avant il discutait avec moi. Il fallait – afin de ne pas courir faire la paix avec Antonio et lui dire, en larmes : oui, tu as raison, je ne sais pas qui je suis ni ce que je veux vraiment, je t’utilise et puis je te jette mais ce n’est pas ma faute, je me sens coupée en deux, pardonne-moi –, oui il fallait que Nino m’entraîne, de manière exclusive, dans son savoir et ses compétences, et qu’il me reconnaisse comme sa semblable. Du coup je lui coupai pratiquement la parole et, alors qu’il tentait de reprendre le discours interrompu, je me mis à énumérer les livres que, depuis le début de l’année, la professeure m’avait prêtés et les conseils qu’elle m’avait prodigués. Nino acquiesça, un peu boudeur, puis se rappela que Galiani, il y avait longtemps, lui avait prêté un de ces textes à lui aussi, et il commença à m’en parler. Mais j’avais de plus en plus besoin de paroles gratifiantes qui éloignent Antonio de mes pensées alors je lui demandai, sans transition :

« Quand est-ce qu’elle sort, la revue ? »

Il me fixa l’air indécis, avec une légère appréhension :

« Elle est sortie il y a deux semaines. »

J’eus un sursaut de joie et demandai :

« Où est-ce que je peux la trouver ?

— Ils la vendent à la librairie Guida. Mais je peux te la procurer.

— Merci. »

Il hésita puis ajouta :

« Mais ils n’ont pas mis ton texte, finalement il n’y avait pas de place. »

Alfonso eut aussitôt un sourire de soulagement et murmura :

« Tant mieux. »

62

Nous avions seize ans. J’étais devant Nino Sarratore, Alfonso et Marisa, je m’efforçais de sourire et disais avec une fausse nonchalance : « C’est pas grave, ce sera pour une prochaine fois » ; Lila se trouvait à l’autre bout de la salle – c’était la mariée, la reine de la fête –, Stefano lui parlait à l’oreille et elle souriait.

Le long et exténuant repas de noce touchait à sa fin. L’orchestre jouait, le chanteur chantait. Antonio, de dos, comprimait dans sa poitrine la douleur que je lui avais causée et regardait la mer. Enzo murmurait peut-être à Carmela qu’il l’aimait. Rino l’avait certainement déjà dit à Pinuccia, qui lui parlait en le regardant fixement dans les yeux. Pasquale tournait sans doute autour du pot, effrayé : mais Ada ferait en sorte, avant que la fête finisse, de lui arracher de la bouche les mots nécessaires. Cela faisait longtemps que s’enchaînaient les toasts truffés d’allusions obscènes, un art dans lequel le commerçant en ferraille excellait. Le sol était couvert de la sauce qui avait giclé de l’assiette qu’un enfant avait lâchée et du vin que le grand-père de Stefano avait fait tomber. Je ravalai mes larmes. Je me dis : peut-être qu’ils publieront mes lignes dans le prochain numéro, peut-être que Nino n’a pas assez insisté, j’aurais peut-être mieux fait de m’en occuper moi-même. Mais je ne dis rien, continuai à sourire et trouvai même la force de dire :