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Je me lève pour aller jusqu’à la fenêtre soulever un coin du rideau.

De dos, je déclare, très actor studio :

— Puis-je me permettre de vous donner un bon conseil, madame le juge ? Un conseil basé sur l’expérience.

— Dites toujours.

— Quand un homme réputé sain d’esprit raconte des choses aussi abracadabrantes, il faut essayer de le croire. Il y a une chance sur deux pour que ce soit vrai.

— Mais vous dites vous-même qu’on n’a pas tiré un seul coup de feu dans l’appartement.

— Peut-être triche-t-il sur un point : le lieu où a été abattue sa femme, mais supposons qu’il ne mente pas pour le reste ? J’étais là lorsqu’il a vu le corps d’Aline Sambois, sa stupeur, son effondrement m’ont semblé réels. Il paraissait vraiment abasourdi.

— Très bien, je vous remercie, monsieur le commissaire. Je vous reconvoquerai sans doute ultérieurement.

Elle me congédie brusquement, pis que si je lui avais envoyé la main au réchaud. Quelle mouche la pique ?

Son ravissant visage paraît buté, presque hostile. Qu’ai-je donc dit qui la fasse réagir ainsi ?

Je m’arrête devant son grand bureau. Comme elle semble minuscule, derrière ce machin ministre surchargé de dossiers ! Bureau ministre, bureau sinistre. J’attends qu’elle me tende la main. Elle semble ne pas y penser.

— Je vous remercie, répète-t-elle, plus durement.

Je m’incline :

— Mes hommages, madame. Salut, monsieur Roupille !

Et je sors, avec une espèce de fêlure légère à l’âme.

Le plancton qui ressemble à Bombard, l’ancien ministre éclair du gouvernement spécimen de la Sixième République, fait les cent mille pas dans le long couloir qui pue la mélancolie mal cirée.

Il me resalue.

— Dites donc, lui fais-je, elle est jolie, le juge.

— Jolie mais pas marrante, rectifie l’agent.

— Le genre peau de vache ?

— Non : triste. Faut dire qu’elle est veuve de fraîche date : son bonhomme s’est viandé en bagnole, y a six mois.

— Je comprends. Elle a des gosses ?

— Je crois pas.

Il ajoute, avec une vague nostalge dans l’inflexion :

— C’est con d’être veuve avec un cul pareil ! Vous l’avez vue debout ?

— Non.

— C’est debout qu’il faut la voir ; sans son cul, elle est manchote.

Cette forte déclaration du plancton me trotte dans l’esprit quand, à vingt et une heures douze très exactement, je compose le numéro privé de la jugette, trouvé par miracle dans le cher annuaire de Paris, ouvrage considérable s’il en fut, où tant et tant de destins s’y trouvent rangés, comme sardines en boîte, par ordre alphabétique.

Le biniou sonne deux fois avant qu’on décroche ; la voix d’Hélène Favret me mélodise les trompes d’Eustache d’un « J’écoute » qui ferait bander un escargot.

— Pardon de vous importuner, madame le juge, ici San-Antonio ; figurez-vous que je ne cesse de penser à cette affaire Lainfame et j’aimerais que nous en reparlions le plus vite possible.

Ma terlocutrice paraît réfléchir et propose :

— Voulez-vous demain, à seize heures ?

— Dans votre grand bureau solennel, et en présence du père Lagrinche ! Je me trouve dans votre quartier, voulez-vous que je fasse un crochet par chez vous ?

Bel ange, va ! Elle me voit radiner avec mes croquenots à clous, la jolie veuvasse. N’est pas dupe de ma roue de secours, qu’est-ce que je raconte : de ma ruse de Sioux.

— Je regrette, monsieur le commissaire, je n’ai pas pour habitude de recevoir à mon domicile les témoins des affaires que j’instruis ; d’ailleurs il est tard.

Elle a raccroché. Le bel oiseau d’or de sa voix s’est envolé, comme l’écrit superbement M. Maurice Schumann dans son livre.

Je me sens triste, mais triste à gerber. C’est con une cabine de bistrot quand la dame qui t’hante vient de t’expédier chez Plumeau. Tous ces bottins empilés, ces numéros écrits à la va-vite sur la cloison d’insonorisation, et ces beaux dessins de bites et de chattes avec du poil autour qui semblent te faire de l’œil.

Bité, c’est bien l’Antonio, madame. Sa déconvenue lui ronge tout l’hémisphère Sud. J’ai l’Australie qui dégode, la Nouvelle-Zélande qui me gratte, Nouméa comme un furoncle !

Bon Dieu, cette sœur, il me la faut ! J’ai décidé la chose en passant le seuil de son burlingue. Je mettrai le temps et l’énergie qu’il faudra, mais elle sera à moi, et nous serons très heureux, au soir avec ma chandelle dans son merveilleux éteignoir.

Pour le moment, toujours est-il que ça s’engage assez mal. Elle doit me juger bellâtre, le juge, fringant cavaleur, tombeur de nanas tout-terrain. Tu parles : le gus Lainfame qui a tenté de me faire chanter parce que j’ai carambolé sa bergère, c’est pas une bonne carte de visite pour horizontaler une frangine à principes, veuve éplorée de surcroît. Six mois que son julot s’est emporté au paradis, c’est mince comme délai de réadaptation à la vie plumardière. Mes lecteurs et trices vont me juger cynique si je dis qu’il faudrait au moins le double. Sana, le je-crois-en-rien, le nihiliste, qui ne donne pas sa chance à l’éternité, la dénie, en fait fi, lui passe outre, matérialiste de bas étage, petit goret lubrique, forniqueur invétéré, belle queue haleine fraîche, polisson à disposition, calceur de service, puant personnage, somme toute ! Dégueulasse zigoto, à radier, omettre, dénier, oublier.

La tristesse d’Olympio pour le moment, ce maudit. San-A. l’âme en peine.

Je me traîne au rade pour un double n’importe quoi. Le serveur, un gentil Rital calamistré, me suggère un truc de sa composition qu’il a pas souvent l’occase de fourguer dans ce quartier, son breuvage arsénieux et détonant lui a valu le premier prix de cocktail à l’examen des barmen de San Remo. C’est à dominante verte, c’est fort et doux, ça possède un goût plutôt pharmaceutique et ça réveillerait un sénateur pendant le débat sur les nationalisations. J’avale sans broncher, le complimente, lui supplie de me verser une vodka en catastrophe pour effacer l’impression.

Hélène Favret, juge !

Elle crèche à deux pas : rue Meissonier. Je vais draguer devant son immeuble. La rue est déserte.

Ah ! belle tristesse de l’amour qui naît et qui tourmente. Je lève les yeux vers le no 33, là qu’elle crèche. A quel étage ? Ma poitrine se gonfle, ma zézette de même. Toutes voiles dehors, ton pote Antonio, chérie ! Cœur et queue épanouis, marchant de pair, marchand de paires ! Mal embouché, le personnage. Je vois des lecteurs et trices qui m’écrivent : « On aime, mais pourquoi ces gros mots ? D’où vient cette marotte de la grossièreté systématique ? Vous seriez si tant tellement plus gouleyant, fruité, moelleux à cœur, en nous épargnant ce tombereau de bites et d’insanités. Ça vous apporte quoi t’est-ce, cette vilaine habitude ? Vous voulez prouver quoi donc en émaillant si vilainement un texte incomparable au demeurant ? » Moi, je lis. Je réfléchis. Je me dis que oui, oui, promis, je te vas m’amender, écrire châtié des choses quasiment cadémiques, fignolées dans la délicatesse estrême ; bien me retenir, m’abstenir, me refréner à bloc, plus rien laisser filtrer de ma mal embouchure ; je vais faire salon dans mes livres, m’y montrer courtois et bien élevé comme dans la vie où je suis si prépondérant, empressé, tout bien : sortable, quoi ! Qu’au point en est, tout le monde veut me sortir, justement : des rois, des ministres, des gagadémiciens, des barons, des richards, des édiles, des étoiles, des escrocs, tout le gotha ; que je suis contraint de me cramponner ferme au bastingage pour pas céder, trouver n’importe quel prétexte, je suis pris, je suis parti, je suis mort, impossible d’accepter l’invitation, une autre fois, plus tard, dans une vie postérieure ! Mais ils reviennent à la charge, les héroïques, M. et Mme Ducon prient l’Antonio de ses deux de bien vouloir leur faire l’honneur de… Pas l’honneur, non, non : le bras d’honneur seulement. Ça oui, je peux me permettre. Zob ! Fume ! Au fion, ta soirée, Votre Excellence ! T’as vu une bibite commak, déjà ? Vise un peu à travers mon futiau comme elle se voluminise bien, admirable. Ta soirée, je me la mets ici, monseigneur. Envoie-moi mille balles, j’irai bouffer chez Lasserre, ou à l’Auberge d’Armaillé, à la Barrière Poquelin, peu importe, mais avec qui je veux, avec qui j’aime, avec qui je décide. Les gros mots, puisqu’on en cause, je vais te faire un navet, pardon : un aveu. Les gros mots, c’est une façon de se protéger, le fossé creusé entre moi et les autres. Si tu m’aimes, accepte-les. Fais ami-aminche avec eux. Loup de velours, tu comprends ? Allez, dis que tu comprends et répète avec moi : poil de bite, pine en l’air, bouffe-merde, enculé de sa sœur, etc. N’aie pas peur : un jour je deviendrai maigre et poli, parce que mort et silencieux. Pour l’instant, je vis. Je vis de toutes mes forces parmi les culs et les fleurs, les abeilles et les zobs, le foutre et l’aurore.