Ah ! mes misérables, elles vous déguisent la moelle épinière en gelée de groseille, mes méthodes, convenez ? Je vais vous filer une petite couche de baume sur les abats : moi aussi, je suis sidéré par le comportement du fougueux San-A. Y a des moments, je me dis qu’il doit avoir des charançons dans le plafonnier pour agir ainsi. C’est démentiel, non ? Estourbir un diplomate britiche dans le palace le plus moderne de Genève-la-calviniste !
Pépère gît maintenant, le nez dans son porte-documents. Je le soulève par les aisselles et vais l’allonger sur son plumard. Comme je termine cette manutention, v’là qu’on frappe.
Je m’assure que, depuis l’entrée on ne peut pas voir le père Dezange et au lieu de prier d’entrer, je vais ouvrir. C’est William. En m’apercevant, il a le regard comme deux fenêtres à meneaux.
Vous verriez la suite de l’action san-antoniaise, vous vous croireriez (comme dit le Gros) à la projection d’un film de Charlot. Sans laisser au secrétaire le temps de se destupéfaire, je le biche par sa cravate de la main gauche, je le hale à l’intérieur de la chambre, je repousse la porte d’un coup de pompe et je foudroie le camarade William d’un crochet droit au menton susceptible de démolir les arènes de Nîmes. Le tout en trois secondes un dixième, faut le faire !
Je coltine William jusqu’à la couche de son vénérable patron, et lorsque ces deux messieurs jouent les gisants, sagement alignés, une réaction s’opère en moi. J’ai les cannes qui se mettent à trembler et un peu de sueur me dégouline dans le cou.
J’ai pas le temps de tomber en digue-digue car v’là qu’on refrappe. Cette porte, c’est un vrai tambour sur lequel chacun vient faire son ra.
Dominant la mélancolie qui me point, je retourne ouvrir. Cette fois, il s’agit du bagagiste.
— Je viens chercher les bagages ! déclare cet homme de bien et de peine, mais qui sera à l’honneur un jour.
— Mon secrétaire vous a fait monter trop tôt, ils ne sont pas prêts, dis-je en lui virgulant, dans mon émotion, un billet de cinquante francs dont l’avers représente une petite fille jouflue, coiffée d’une couronne de fleurs, et dont le sourire niais fait peine à voir. Le coltineur de valoches en défaille de saisissement. Je sais pas si c’est le sourire de la gamine qui le bouleverse, ou les deux chiffres placés à côté d’elle, toujours est-il qu’il se met à contempler le bifton comme s’il s’agissait d’une photo porno représentant son épouse avec le voisin du dessus. Je le congédie du geste et referme.
Sur leur plumard démocratique, le sir et son subordonné limbinent de conserve. Je décroche le téléphone et, adoptant par prudence l’accent anglais de Dezange, je demande mon propre appartement. Ça grésille un moment, ensuite de quoi l’organe du Gros gronde :
— C’t’à propos de quoi donc ?
— C’est moi, Bébé rose, fais-je, tu dormais encore ?
— Je me rasais !
— Pose-là ton blaireau et ton coupe-chou, et viens me rejoindre au 842.
— Je te demande cinq minutes, gars. Faut que je me termine le gazon.
— Tu finiras de te moissonner plus tard, y a urgence.
Là-dessus, je raccroche et, pour me désénerver, j’allume une cigarette.
Un demi-Noir à demi-barbe blanche se tient dans l’encadrement. Béru ! Il s’est rasé une joue, ce qui a effacé le fond de teint acajou sur cette partie de son visage. Son autre joue savonneuse floconne de façon patriarcale. Il tient encore son rasoir d’une main et son pantalon de l’autre. Il porte un maillot de corps à trous dont les principaux n’ont pas été prévus par le fabricant.
— Qu’est-ce tu branles ici ? demande-t-il.
— Viens voir, invité-je.
Il s’essuie et me suit à l’intérieur de l’appartement. Parvenu au pied du lit, il regarde de son bel œil fangeux les deux Anglais out. Le propre du Mastar, c’est de ne jamais s’émouvoir.
— J’sais pas s’ils font semblant, mais c’est bien imité, déclare mon ami.
— Mon pouvoir hypnotique, lui expliqué-je en brandissant ma matraque.
— T’enfonces le Grand Robert, complimente Béru. T’as eu des mots avec eux ?
— Non, c’est eux qui ont eu des maux avec moi, corrigé-je, mais l’expression verbale ne peut traduire un jeu d’émaux.
— Biscotte, cette tournée de goupillon, mec ?
— Ç’a été machinal, Gros.
— Tu crois pas que leur réveil va être turbulent ?
— Si, et c’est pourquoi j’ai fait appel à toi, mon pote. Il faut absolument qu’on s’organise en deux temps trois mouvements. Il s’agît de sortir ces deux pèlerins de l’hôtel sans attirer l’attention, de les boucler pour plusieurs jours dans un endroit sûr, et de partir en mission à leur place en se faisant passer pour eux.
— Et mon tout a droit à la camisole de force, hein ? ronchonne le mal rasé. T’as de ces charades, mon pote, dès le matin, qui équivaudent à des zébus !
William émet un gémissement et se dresse sur son séant en matant autour de lui d’un air égaré.
— Ah ! non, c’est pas le moment, déclare Béru, laisse-nous réfléchir, mon pote, on pense pour toi !
Là-dessus, il le réexpédie dans le potage d’un coup de pompe en pleine tempe.
— Tu sais, réfléchit Sa Majesté, les systèmes sont pas variés pour évacuer discrètement des allongés ; je vois que la malle. Si tu veux, je trotte en acheter deux ?
— Tu parles d’une discrétion. Les larbins du palace te les coltineraient jusqu’ici pour les remporter tout de suite après bourrées de viande ! T’as lu ça dans Tintin, camarade ?
L’expression du Mastodonte se fait sévère.
— Oh ! dis, chambre-moi pas. Si tu t’avais organisé un peu au lieu de te passer les humeurs à la va-vite, on aurait pas besoin de se gratter l’os qui pue pour se tirer de l’auberge !
Il considère les gentlemen allongés, puis, de l’avant-bras, il mesure le plus grand, à savoir sir Dezange.
— Qu’est-ce que tu branles, Gros ?
— Je mesure, mon pote, faut que je leur trouve une capsule à leur taille si qu’on voudrait les espédier dans les spaces. Moi, je serais de toi, je les ligoterais, je les bâillonnerais et je me filerais le caberlot du côté de la doublure pour savoir où t’est-ce que je peux les planquer.
— Et toi, pendant ce temps ?
— Moi, répond le demi-Nègre, je vais m’occuper du transport. C’est l’affaire d’une petite heure.
— Que projette Son Excellence ?
— De réparer tes conneries, mec, voilà ce qu’elle projette, assure le demi-barbu en s’en allant.
C’est pas que je me prosterne matin et soir devant le cervelet de Béru en remerciant le ciel d’avoir permis la naissance d’un tel prodige, mais cependant j’ai confiance en son esprit combinard.
Dans les cas critiques, l’intelligence ne sert à rien, ce qui compte, c’est le toupet, et du toupet, le Mastar en a à revendre par pleins tombereaux.
J’exécute donc ses prescriptions (car il ne peut être question d’ordres de la part d’un inférieur hiérarchique) et, utilisant les sangles intérieures des valises du sir, j’entrave les deux gisants avec un brio d’embaumeur.
Cela fait, je leur obstrue le clapoir à l’aide d’un rouleau de sparadrap, ce qui va leur éviter d’avaler des mouches. Lorsqu’ils sont dûment neutralisés, il ne me reste plus qu’à souscrire au dernier triptyque de ma mission : à savoir dégauchir un endroit où mettre ces deux guignols en pension. Ça n’a rien de fastoche ; d’autant que je ne puis pas compter sur le concours du Vieux, trop soucieux de ne pas se mouiller.