— C’est confirmé, ces demoiselles s’embarquent bel et bien avec nous pour les îles Malotrus.
Béru semble leur avoir fait une grosse impression, hier. Une chose les turlupine : elles aimeraient savoir pourquoi il n’est plus nègre. Je leur explique qu’il sortait d’un dîner de têtes et ça les satisfait. Les souris, plus elles sont belles, moins elles cherchent à comprendre.
Là-dessus, je vous annonce que la première partie de cette œuvre est terminée. Relisez-la à tête reposée pendant que je vous ponds la seconde.
À tout à l’heure !
EFFECTIVEMENT : FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
Après les péripéties que vous venez de ne pas lire, San-A. et Bérurier s’envolent pour l’archipel des Malotrus en se faisant passer pour des plénipotentiaires britanniques. Leur but ? Mettre tout en œuvre pour que la reine Kelbobaba cède à la France, plutôt qu’à la Grande-Bretagne, l’île de Tanfédonpa où notre gouvernement souhaiterait poursuivre ces fameux essais atomiques qui forcent l’admiration de certaines peuplades primitives et des députés de la majorité.
DONC, DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Un grand voyage, ça n’existe plus. Le monde devient de plus en plus minuscule pour nous autres, les « usagés de la ligne de vie ». On bat les fuseaux horaires sur leur propre terrain, si je puis dire. Des fois on arrive avant d’être parti, selon la direction adoptée.
Ainsi, les îles Malotrus, quand vous les cherchez sur une mappemonde ou un planisphère, pauvres têtes d’épingles noyées dans des bleus pacifistes, elles vous paraissent fabuleusement inaccessibles ; éloignées de tout à en dégoûter tous les nouveaux Vasco de Gama, les Christophe Colomb, les Magellan et consort, tous les frémissants de l’évasion, tous les navigateurs à voile, à poil et à vapeur. On se dit : Bombard lui-même renoncerait. Ces minuscules chiures de mouche perdues dans le c… de la planète, faut viser droit pour les atteindre. Une erreur d’un centième de degré quand vous faites le point, et vous tous retrouvez au pôle Sud ou en Australie, chez ces marsupiaux qui ont tant fait pour le slip masculin. Je vous citais Bombard, en v’là un qui s’est fait péter la bagouze pour la peau. L’exploit du second demi-siècle, à mon avis, il l’a accompli. Après ça, il méritait une pension à vie, Alain, je proclame. On en verse bien à d’anciens parlementaires délabrés qui n’ont fait que s’emplir les fouilles quand ils étaient en exercice. Moi, Bombard, je le salue respectueusement. Il peut buter son crémier, montrer sa zézette aux petites filles du catéchisme ou bien vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs que ça ne changerait rien, je lui garderais pareillement la même admiration indélébile. Son exploit appartient à l’homme ; comme celui de Lindbergh, c’est un beau cadeau ; merci, Alain, et mort aux cons qui confondent le courage avec la publicité, la littérature avec l’Académie Française, le génie avec la folie…
Donc, malgré qu’elles soient minuscules et difficilement discernables, les îles Malotrus existent et, après des heures de mangeaille et de somnolence dans l’appareil de la Swissair, nous finissons par nous poser sur l’aérodrome d’Obsénité-Atouva, la capitale de cet archipel convoité. L’aéroport fut construit par les Américains au cours de la (très provisoirement) dernière guerre mondiale. Il offre la particularité d’être posé au sommet d’une chaîne montagneuse, l’île de Merdabéru où se trouve Obsénité-Atouva ne comportant, en fait de plaine, que la place du parlement, laquelle mesure soixante-dix mètres de long sur cinquante-cinq de large, ce qui ne laisserait pas une marge de sécurité suffisante pour que s’y posent des Boeings.
Ouvrage d’art particulièrement hardi que cette aérogare juchée à quinze cents mètres d’altitude. Elle est faite de dalles en béton armé soutenues par de formidables poutrelles. Lorsqu’on débarque d’avion, on n’est pas arrivé pour autant à destination, puisque la fin de la descente s’effectue en téléférique. Du moins, cette piste constitue-t-elle un immense toit sous lequel bivouaque la population déshéritée de l’île. Celle-ci (la population) se compose principalement de bergers qui gardent des troupeaux de lézards de la race Hermès, laquelle, comme chacun le sait, est la plus recherchée.
Au moment où notre coucou amorce son atterrissage, nous avons beau mater par les hublots, à nous en faire dégouliner la rétine, nous n’apercevons que l’immense Pacifique moutonneux ; et nous nous demandons, avec une certaine inquiétude, si cet atterrissage ne risque pas de devenir, en fait, un amerrissage. Et puis non : au dernier moment, la piste jaillit au-dessus du flot berceur. Oriflammes et biroutes claquent dans le vent marin. La case de contrôle et son radadar étincellent au soleil. Tandis qu’on peut lire, en gigantesques caractères fluorescents peints sur la piste Pasikonksa, qui est le nom de l’aéroport.
Le Boeing se pose impeccablement. À cet instant, la voix du commandant de bord annonce en anglais :
— Sir Harry Dezange est invité à sortir le premier de l’appareil.
Je déboucle ma ceinture. Vous me verriez, strict dans une veste noire et un pantalon rayé, un œillet ronge à la boutonnière, les favoris grisonnants biscotte le talc dont je les ai saupoudrés, la cravetouze gris perle, le chapeau melon bien posé sur le dôme, vous vous diriez, mes très chéries, que votre San-A. se rend à un bal costumé, tant il est pas croyable !
La ravissante hôtesse, tout sourire, s’approche.
— Je crois que vous êtes attendu, sir, me dit-elle pendant que le steward déverrouille la porte des premières.
Une chaleur frémissante se rue dans l’appareil. Des gars café au lait, vêtus d’un short blanc et d’un képi portant le nom de l’aéroport roulent l’escalier jusqu’à nous. Derrière eux, une musique militaire se met en formation. M’est avis qu’il s’agit des musicos de la garde royale. Leur tenue est impeccable : pagne rouge à bandes blanche et or, chaussures de tennis, gants blancs, casquette blanche sommée d’une lyre. Leurs épaulettes sont peintes à même leurs épaules nues. Ils ne jouent que de deux instruments : tam-tam et cornet à piston, mais faut entendre comme !
Sitôt que j’apparais, le gros Béru sur mes talons, un hymne éclate, fracassant, concassant, qui domine les ultimes grondements des réacteurs. En tendant l’oreille, en me concentrant, en mobilisant à bloc mes trompes d’Eustache, je finis par identifier l’air des « Oignons » si cher au regretté Sidney Bechet. Un personnage que je n’avais point encore aperçu se détache du groupe et s’avance vers la passerelle. Il a des souliers vernis, un short noir, un habit noir, un nœud de cravate blanc, à pois rouges noué à même son cou (car il ne porte pas de chemise) et un chapeau haut-de-forme.
Je descends l’escalier. L’homme se dégibuse, je me démelonne. Il est gras, suifeux, et avec ce qu’il s’est collé sur les tifs pour les aplatir, on pourrait ravaler toute la partie ouest de l’hôtel de ville de Pantruche. Il s’adresse à moi en français, non pour que vous compreniez mieux ses paroles, mais parce que dans l’archipel des Malotrus, le français est la langue officielle.
— Au nom di Sa Majesté li Reine Kelbobaba, ji m’y fais grand honneur d’accueillir missager d’une autre grande souveraine. Sois li bien vinu aux Malotrus, sir Dezange.
Nous nous serrons énergiquement la paluche et je m’écarte légèrement afin de présenter Béru. Mais ce dernier devance mes civilités.