— William, la tête de camp du triste sir que tu vois là, mon pote. La santé est bonne ? Les affaires marchent ? Les mouflets travaillent bien à l’école ?
— Tout va très bien ! assure le royal messager, ravi de tant de sollicitude.
Ses musiciens prennent cette réponse pour un ordre et se mettent à jouer, « Tout va très bien, madame la marquise », car l’on est un tantinet en retard sur les « tubes » à Obsénité-Atouva. L’homme au gibus me saisit le bras.
— Si ti veux, ti passes li garde en revue ? me propose-t-il.
Et de m’entraîner vers une compagnie du Royal-Meddok, la garde d’apparat du palais. Nous marchons devant le front des troupes. Un peu baraqués, les archers de la reine ! Le plus petit mesure au moins deux mètres. Ils sont sobrement habillés de guêtres blanches, d’un cache-sexe en peau de lézard et d’un bicorne d’académicien français. Faut les admirer, dans un garde-à-vous impeccable, la lance au côté, le menton pointé, la peau luisante comme un vieux meuble bien ciré.
Béru pince l’oreille du dernier, en un geste hautement napoléonien :
— C’est bien, mec, approuve-t-il, c’est très bien, tu feras mes compliments à tes copains, sauf à çui qui tenait sa lance à droite.
Il tend un billet de cinq francs au militaire :
— Vu qu’il fait chaud, vous irez écluser un gorgeon à la santé de la couine d’Angleterre.
Le soldat n’empoche pas le talbin puisqu’il n’a pas de poche, mais il le fourre dans son cache-sexe d’un geste preste.
— Ah ben dis donc, je comprends pourquoi qu’on appelle ça des bourses, ricane Béru en pressant le pas pour nous rattraper.
C’est maintenant la case d’honneur de l’aéroport. Il est décoré des drapeaux anglais et malotrusien. Ce dernier, comme vous ne l’ignorez pas, représente un lézard vert sur fond jaune, avec, écrit en arc de cercle cette fière devise : « Si tu voulais chatouiller mon lézard, t’aurais affaire à moi ».
Nous nous inclinons devant les pavillons de nos deux pays. Un disque joue le « God save the queen ». L’instant est solennel. Après l’hymne britannique, le messager de la reine se penche vers moi.
— Excuse-moi, dit-il, mais aux Malotrus, on n’a pas d’hymne national.
Il me présente quelques hauts dignitaires vêtus de la même façon que lui, ensuite de quoi il fait un geste et une équipe de gus pousse vers nous une caméra de télévision.
Un opérateur est cramponné au lourd appareil. Il fait un geste de la main. Alors le messager me saisit par le cou et m’embrasse à pleine bouche. Il se tourne vers l’objectif, cligne de l’œil, fait un salut vaguement romain, rigole, lui adresse un pied de nez et se suspend à mon bras dans une posture très fin de noce.
— J’ignorais que vous eussiez la télévision, dis-je en me dégageant.
— On l’a pas encore, mais on a déjà une caméra, répond le protocolaire personnage. Alors on enregistre pour quand c’est qu’on l’aura.
Il me file un coup de coude dans l’estomac, pointe sa langue entre ses joues gonflées et émet un bruit que ne désavouerait pas un cheval trop nourri d’avoine.
Impatienté, Béru l’écarte d’un geste péremptoire.
— Après vous s’il en reste, m’sieur l’abbé, grogne le Mastar, tu permets que je travaille un peu des mirettes pour la postérité, moi z’aussi ?
Délibérément, Béru accapare l’objectif devant lequel il s’efforce de prendre une mine pensive, tout en se léchant les doigts afin d’aplatir sa mèche rebelle. Mais déjà, notre mentor va se jucher sur un praticable où se dresse la silhouette dégingandée d’un micro. Il sort un rouleau de papier hygiénique de sa poche et commence de le dérouler en lisant le texte qui s’y trouve tracé en caractères gras (évidemment).
— Misieur l’envoyé spicial, attaque le champ bêlant ; ci jour l’est un jour di gloire pour tous les malotrusiens. Notre souveraine l’y très flattée di t’accueillir, toi qui représentes une grande collègue à elle. Ci deux majestés gouvernent chacune une île. Li tienne l’est plus au nord qui li nôtre, mais, comme le dit notre grand pouête, Mâ-Lro qui l’a icrit ci discours : « li cocotiers del’une et li cocotiers de l’autre donnent la même ombre aux hommes de bonne volonté ». Nous sommes persuadés que li coopération di nos deux pays portera di fruits juteux comme di pamplemousses, et que la lumière di progrès l’éclairera les zobes radieux, pardon : j’y veux dire les aubes radieuses di lendemains qui chantent sur la perspective rijouissante d’un avenir qui, s’il n’appartenait pas à demain, serait dija dépassé, j’y veux dire : du passé ! Vive li Grande Britagne, vive li Malotrus !
Les personnalités présentes applaudissent en se frappant sur les fesses pour que ça fasse plus de bruit.
Notre mentor lève alors les bras en V pour saluer l’auditoire. Mais déjà, un Béru ronchon le tire par ses basques et grommelle :
— T’aurais pu espédier un peu de vapeur de mon côté, gars, y en a que pour le boss, c’est comme ça qu’on écœure le populo, à force de dorer ce qui l’est déjà !
Conscient du bien-fondé de la réclamation, le messager impose silence et ajoute :
— Ji manquerais à tous mes devoirs, si ji saluais pas li compagnon de voyage di sir Dezange. Son précieux collaborateur, en venant z’ici, ajoute une couche di gloire sur la tartine d’honneur qui nous y offerte.
Re-bravos.
Je m’avance pour répondre, mais Bérurier s’empare du micro (lequel, je le note au passage, n’est relié à rien et se trouve là en simple qualité de figurant).
Il a la pommette enflammée et le regard suintant, le Gros.
— Messieurs et messieurs, attaque Béru (car aucune femme n’est présente à cette cérémonie d’accueil), la façon espontanée et magistrale dont à laquelle votre gars ici présent vient de me passer la brosse, non seulement en tant que secrétaire du pelé ni pote hanse hier, mais en tant que moi-même, me touche profondément. J’eusse aimé, continue le Disert, en se tournant vers l’homme au gibus, apporter trois fleurs à votre dame pour dire de marquer le coup ; mais vous savez ce que c’est ; les bagages à faire, l’avion à prendre, les circulations de l’encombrement, une dernière bonne manière à bo-bonne histoire de lui faire le plein avant de partir, brèfle, j’ai omissionné.
Il se fouille, sort un billet de dix francs suisse de sa fouille et ajoute en le tendant au messager.
— Voilà pourquoi vous me feriez plaisir en lui achetant une bricole de ma part avant de rentrer chez vous.
L’émotion s’empare de l’assistance devant ce geste si élégant. Le mentor se jette en sanglotant sur la poitrine de Béru. Il bredouille qu’il n’oubliera jamais et qu’il gardera le billet pour son usage personnel vu que ce sont plutôt ses vingt-trois femmes qui lui font des cadeaux.
Enfin, dans une atmosphère de kermesse, nous nous dirigeons vers le téléphérique afin de terminer notre descente sur la capitale, dont les toits de paille scintillent tout en bas, dans une vapeur bleutée.
Le téléférique est hérissé d’oriflammes. Comme il ne comportait pas de sièges, on y a installé deux pliants d’honneur. Béru, du premier coup de miche fait craquer la sangle de retenue du sien et se retrouve sur le plancher ; mais l’incident reste plaisant et amuse tout le monde, le Gravos y inclus.
Tandis que la descente s’effectue (très lentement car la cabine est remuée par la seule traction humaine. En haut il y a huit cents préposés qui laissent couler le câble dans leurs mains caleuses), le messager de la reine nous donne des précisions sur Obsénité-Atouva. Un vrai petit guide noir, ce gros sac à charbon. Il nous raconte sa capitale en long, en large et dans sa périphérie. Quatre mille habitants, tous de race noire, excepté le consul de Suède. La plupart d’entre eux appartiennent à la religion pollueuse. Le catholicisme faillit s’instaurer dans l’archipel au début du siècle, malheureusement, des bergers de lézards arriérés et ayant un coupable penchant pour les friandises apprirent que le missionnaire avait du diabète et le consommèrent.