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Je ne me risque pas à l’interrompre.

Je le sens tellement aux limites de l’explosion, le dirlo, que je retiens mon souffle. Paraît que les amibes (les amibes de nos amis sont nos amibes) se reproduisent par scissiparité, vous voyez pas que ça soye tout à coup du kif pour le Boss et qu’on s’en farcisse deux au lieu d’un !

Pour m’évacuer l’angoisse, me préserver le système nerveux, je pense à autre chose : à des champs de blé truffés de coquelicots et de bluets, à des pubis savoureux, à des melons odorants, à des pins parasols, à des pigeons blancs sur une fenêtre, aux Lettres de mon Moulin et à des tas d’autres trucs délicats qui vous font croire un moment que la vie est jolie.

Mais le silence est trop féroce, trop inhumain, pour qu’on puisse penser vraiment à autre chose. Je devine que le dabe est en train de mijoter des mots bien flétrisseurs. Il les sélectionne, les assemble, les tresse. Il veut nous les planter jusqu’à la garde dans l’honneur. Nous sommes ses cons damnés d’être rois comme un ! Il élabore son exécution. Il la veut capitale. Rien ne sera trop acéré, trop vénéneux, trop contondant pour nous. II rêve de nous flageller avec ses épithètes ! De nous empaler sur ses qualificatifs, de nous vitrioler de ses verbes, de nous poignarder de ses adverbes, de nous étrangler avec ses métaphores, de nous empoisonner en distillant de perfides néologismes. Il souhaite pour nous une mort cérébrale longue et variée dans son processus. Il met du temps à se décider. Rien n’est assez acide dans le vocabulaire.

Je coule un z’œil au cher Béru, tout juste remis de son délire provoqué. Lui, il est à bout de tension. Il en peut plus. Il déclare forfait.

— Allez, faites-nous pas languir davantage, m’sieur le directeur. Disez-le ce que vous avez sur la patate.

O miracle, ça coupe la chique au daron. Le Mastar vient de lui détruire le silence préparatoire en le rompant lui-même. Il a brisé la hideuse tension qui nous dramatisait la nervouze.

— Bérurier ! clame le big dabe.

Mais son cri n’est que le misérable beuglement du bœuf sur qui la vache attache un long regard. Lancé, stoïque, disert, repentant, abnégateur à bloc, martyr se délectant de ses misères, volontaire de la mort offrant sa poitrine velue aux plus rudes syllabes, Béru brave les courroux directoriaux. Il remonte la colère du Vieux comme un steamer remonte les courants mississippiens.

— Si vous engueuleriez quelqu’un, m’sieur le directeur, vaudrait mieux que ça soye moi seul, vu que mon supérieur ici présent nez poux rien dans c’t’histoire. C’est par suite d’an malentendu que tout est arrivé.

Il raconte le vin, l’arrivée de la frangine, son réflexe.

Chaque fois que le Tondu veut parler, l’Enflure monte le ton. Il s’insurge. Il tisse mon salut sur l’autel de sa perte. Il paiera. Il est prêt. Il bourgeoisdecalise. Que sa tête tombe pour payer l’erreur, mais que la mienne du moins continue de flamboyer sous l’auréole du devoir accompli.

À la fin, le Vieux balaie d’un geste violent son sous-main, son porte-plume sur socle dateur, sa boîte à timbres-postes, son coupe-papier, son presse-papier, son mortier-cendrier, son tampon-buvard, sa pendulette aussi marmoréenne que son crâne, son appareil téléphonique, la photographie dédicacée de (et par) Napoléon IV, ainsi que la vieille tabatière d’ivoire dans laquelle il serre la clé de la pendulette et tonne :

— Bérurier, vous m’emmerdez, sortez !

Un gros mot, un mot gras dans la bouche du Boss ! C’est bien la première fois que nos tympans en sont meurtris. Béru en reste inerte, le clapoir plus béant que le cratère de l’Etna. Tel un automate il se lève, trébuche sur les objets précipités qui jonchent le sol, écrase la tabatière sous ses semelles et sort.

Je me grouille de ramasser la colère du dirlo. Je la dépose et la dispose sur le bureau. Il est gêné, horriblement, par son éclat, humilié par sa défaillance de vocabulaire. Il glisse deux doigts entre son col amidonné et sa glotte.

— Ce butor me ferait sortir de mes gonds, gémit-il.

J’en profite pour placer un doucereux :

— Je suis navré de vous voir dans un état pareil, monsieur le directeur.

… qui ferait frissonner une patinoire.

Le Vieux m’enveloppe d’un regard flottant. J’en profite pour déballer ma botte secrète.

— Certes, dis-je, avec un calme théâtral, il est désolant que ce pénible incident ait altéré vos relations avec le professeur Badouin…

— Vous voulez dire qu’elles sont terminées, lamente mon chef vénéré (et sans doute vénérable). Badouin a son métier trop à cœur pour me pardonner un tel scandale ! L’infirmière-chef a rameuté le personnel, et…

— Bien sûr, je sais, dis-je en évoquant le ramdam de sœur Marie des Anges ; en tout cas, côté enquête, rien n’est perdu.

Ça lui refile un poil d’énergie.

— Comment cela ?

Je lui rapporte mon embryon de conversation avec Tabobo Hobibi.

— Nous savons qu’il avait rendez-vous à l’hôtel Intermondial de Genève, patron. Par conséquent, il faut bondir là-bas pour tenter de découvrir qui y attend le ministre. La presse n’a pas parlé de l’identité véritable de blessé, et pour cause. Il se peut que le personnage avec lequel l’envoyé de la reine Kelbobaba avait rendez-vous se trouve encore à l’Intermondial. La rencontre devait avoir lieu hier, vraisemblablement, l’interlocuteur doit espérer l’arrivée du ministre.

— Il ne vous a pas confié le nom de cet homme ?

— Non, il a appelé la religieuse et il est entré dans le coma.

Il est des cas où le dabe oublie sa grandiloquence naturelle.

— Agissez, San-Antonio !

— Immédiatement, patron, je n’attendais que votre feu vert.

Là-dessus, la porte s’ouvre sans que le moindre index n’y ait toqué. Un Béru blafard paraît.

— M’sieur le directeur, dit-il, je vous apporte ma démission. Etant donné que je vous emm…, y’ a plus de raison pour que je m’éternisasse davantage ici !

— Je la refuse ! grince le Scalpé.

Très grand seigneur, le Gros se tourne vers moi.

— Dans cette eau curance, qu’est-ce que je dois faire ? m’interpelle-t-il.

— Comme le nègre, réponds-je, continuer.

— Continuer quoi ?

— Mais l’enquête, Grosse Pomme !

— En faisant quoi ?

Je souris :

— En faisant le nègre, Béru, précisément !

*

Moi, vous me connaissez ? Si je lance une plaisanterie de ce genre, en présence du Vieux, c’est que j’ai une idée précise, non pas derrière la tête, mais à l’intérieur d’icelle.

Ma tronche, parfois, je me dis que c’est une serre où poussent, germent et essaiment les pensées les plus rares, les plus délicates. Faudra que je me décide à léguer mon cerveau à la Science, mes frères. Quand je serai canné de frais, les bistourieux, les passionnés de l’encéphale, les acharnés du bulbe rachidien batifoleront dans les circonvolutions de mes deux hémisphères. À la loupe, ils les dépiauteront. En coupe savante, ils les exploreront pour dénicher le mystérieux machin qui s’y terre comme un bernard-l’ermite à l’abdomen fragile dans une coquille vide. Qu’y trouveront-ils, ces acharnés chercheurs, dans mon vaste cerveau ? Je vais vous le dire : un rhume !

Un rhume qui sera des foins, poète comme je me sais !

Donc, ma boutade au Gros est, sans qu’il y paraisse, un véritable plan de country. Voilà pourquoi, quatre heures et dix minutes plus tard, Sa Majesté et moi passons la tête haute le seuil de l’hôtel Intermondial.