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— Dites Lina.

— Tout est parti de vous, Lina. Je ne parle pas de la pluie, mais de la tempête qui rôde sur Ordebec. Et cette tempête, personne ne sait encore où elle va s’arrêter, combien elle va faire de victimes, ni si elle ne va pas tourner et revenir sur vous.

— Rien n’est parti de moi, dit Lina en tirant sur son châle. Tout est venu de la Mesnie Hellequin. Elle est passée et je l’ai vue. Que voulez-vous que j’y fasse ? Il y avait quatre saisis, il y aura quatre morts.

— Mais c’est vous qui en avez parlé.

— Celui qui voit l’Armée est obligé de le dire, il y est obligé. Vous ne pouvez pas comprendre. D’où êtes-vous ?

— Du Béarn.

— Alors vraiment non, vous ne pouvez pas. C’est une Armée des plaines du Nord. Ceux qui ont été vus peuvent tenter de se protéger.

— Les saisis ?

— Oui. C’est pour cela qu’on doit parler. C’est rarement arrivé qu’un saisi puisse se libérer mais cela s’est produit. Glayeux et Mortembot ne méritent pas de vivre, mais ils ont encore une chance de s’en tirer. Cette chance, ils y ont droit.

— Vous avez une raison personnelle de les détester ?

Lina attendit qu’on eût apporté leurs plats avant de répondre. Elle avait faim de manière apparente, ou bien envie de manger, et posait sur la nourriture un regard très passionné. Cela sembla logique à Adamsberg qu’une femme aussi dévorable soit douée d’un appétit sincère.

— Personnelle, non, dit-elle en s’occupant aussitôt de son assiette. On sait que ce sont tous les deux des tueurs. On tâche de ne pas les fréquenter et cela ne m’a pas étonnée de les voir dans la main de la Mesnie.

— Comme Herbier ?

— Herbier était un être abominable. Il fallait toujours qu’il tire dans quelque chose. Mais il était détraqué. Glayeux et Mortembot ne sont pas détraqués, ils tuent si c’est avantageux. Pires qu’Herbier sans doute.

Adamsberg s’obligea à manger plus rapidement qu’à son habitude pour suivre le rythme de la jeune femme. Il ne souhaitait pas se retrouver face à elle avec son assiette à moitié pleine.

— Mais pour voir l’Armée furieuse, on dit qu’il faut être également détraqué. Ou mentir.

— Vous pouvez penser cela. Je la vois et je n’y peux rien. Je la vois sur le chemin, je suis sur ce chemin, alors que ma chambre est à trois kilomètres.

Lina roulait maintenant du bout de sa fourchette des morceaux de pommes de terre dans une sauce à la crème, en y mettant une énergie et une tension surprenantes. Une avidité presque gênante.

— On peut aussi dire qu’il s’agit d’une vision, reprit Adamsberg. Une vision dans laquelle vous mettez en scène des personnes que vous haïssez. Herbier, Glayeux, Mortembot.

— J’ai vu des médecins, vous savez, dit Lina en savourant intensément sa bouchée. L’hôpital de Lisieux m’a fait passer une batterie d’examens physiologiques et psychiatriques pendant deux ans. Le phénomène les intéressait, à cause de sainte Thérèse bien sûr. Vous cherchez une explication rassurante, mais moi aussi je l’ai cherchée. Et il n’y en a pas. Ils n’ont pas trouvé de manque de lithium ou d’autres substances qui vous font voir la Vierge ici ou là et entendre des voix. Ils m’ont estimée équilibrée, stable, et même très raisonnable. Et ils m’ont laissée à mon sort sans rien conclure.

— Et que faudrait-il conclure, Lina ? Que l’Armée furieuse existe, qu’elle passe réellement sur le chemin de Bonneval et que vous la voyez en vérité ?

— Je ne peux pas assurer qu’elle existe, commissaire. Mais je suis sûre que je la vois. Aussi loin qu’on sache, il a toujours existé quelqu’un qui voit passer l’Armée à Ordebec. Peut-être y a-t-il par là-bas un vieux nuage, une fumée, un désordre, un souvenir en suspension. Peut-être que je le traverse comme on passe à travers de la buée.

— Et comment est-il, ce Seigneur Hellequin ?

— Très beau, répliqua rapidement Lina. Un visage grave et splendide, des cheveux blonds et sales qui tombent jusqu’aux épaules sur son armure. Mais terrifiant. Enfin, ajouta-t-elle beaucoup plus bas en hésitant, c’est parce que sa peau n’est pas normale.

Lina interrompit sa phrase et termina hâtivement son assiette avec une grande avance sur Adamsberg. Puis elle s’adossa à sa chaise, rendue plus étincelante et détendue par cette réplétion.

— C’était bon ? demanda Adamsberg.

— Formidable, dit-elle avec candeur. Je n’étais jamais venue ici. On n’a pas les moyens.

— On va prendre du fromage et des desserts, ajouta Adamsberg, souhaitant que la jeune femme atteigne une détente complète.

— Finissez d’abord, dit-elle gentiment. Vous ne mangez pas vite, vous. On dit que les policiers doivent tout faire à la hâte.

— Je ne sais rien faire à la hâte. Même quand je cours, je vais lentement.

— La preuve, coupa Lina, c’est que la première fois que j’ai vu passer l’Armée, personne ne m’en avait jamais parlé.

— Mais on dit qu’à Ordebec, tout le monde la connaît sans même en être instruit. Il paraît qu’on l’apprend en naissant, à la première respiration, à la première gorgée de lait.

— Pas chez mes parents. Ils ont toujours vécu assez isolés. On a dû déjà vous dire que mon père n’était pas fréquentable.

— Oui.

— Et c’est vrai. Quand j’ai raconté à ma mère ce que j’avais vu — et je pleurais beaucoup à l’époque, je criais —, elle a cru que j’avais été malade, victime d’une sorte d’« affection des nerfs », comme on disait encore de son temps. Elle n’avait jamais entendu parler de la Mesnie Hellequin, pas plus que mon père. D’ailleurs, il rentrait souvent tard de ses chasses en prenant par le chemin de Bonneval. Or tous ceux qui connaissent l’histoire ne passent jamais par le chemin à la nuit tombée. Même ceux qui n’y croient pas l’évitent.

— Quand était-ce, cette première fois ?

— Quand j’avais onze ans. C’est arrivé juste deux jours après qu’une hache fende le crâne de mon père en deux. Je prendrai une île flottante, dit-elle à la serveuse, avec beaucoup d’amandes émincées.

— Une hache ? dit Adamsberg, un peu hébété. C’est comme cela que votre père est mort ?

— Fendu comme un porc, exactement, dit Lina qui imita calmement l’action, abattant le tranchant de sa main sur la table. Un coup dans le crâne, et un coup dans le sternum.

Adamsberg observa cette absence d’émotion, et envisagea que son kouglof au miel puisse être dépourvu de moelleux.

— Ensuite, j’ai fait des cauchemars longtemps, le médecin me donnait des calmants. Pas à cause de mon père coupé en deux, mais parce que l’idée de revoir les cavaliers me terrifiait. Vous comprenez, ils sont pourris, comme le visage du Seigneur Hellequin. Abîmés, ajouta-t-elle avec un léger frisson. Les hommes et les bêtes n’ont pas tous leurs membres, ils font un bruit épouvantable, mais les cris des vivants qu’ils entraînent avec eux sont pires encore. Par chance, rien ne s’est produit ensuite pendant huit ans et je me suis crue libérée, simplement atteinte dans mon enfance par cette « affection des nerfs ». Mais à dix-neuf ans, je l’ai revue. Vous voyez, commissaire, ce n’est pas une histoire amusante, ce n’est pas une histoire que j’inventerais pour m’en vanter. C’est une fatalité affreuse et j’ai voulu me tuer deux fois. Puis un psychiatre de Caen a réussi à me faire vivre malgré tout, avec l’Armée. Elle me gêne, elle m’encombre, mais elle ne m’empêche plus d’aller et venir. Vous pensez que je peux demander quelques amandes en plus ?

— Bien sûr, dit Adamsberg en levant la main vers la serveuse.

— Ça ne va pas coûter trop cher ?