Il se redressa et frotta ses mains sur ses genoux.
— Seigneur Dieu ! fit-il. Bannis par traité dans toute la Triade. Qu’est-ce que nous avons pu faire à la Terre pour que… Ils ont fait ça ?
— D’après la présidente, oui.
On aurait dit qu’il allait se mettre à pleurer. Entre la colère et l’horreur, il semblait paralysé.
— Seigneur Dieu ! répéta-t-il.
Et il ne dit plus rien durant plusieurs secondes.
— Des criquets, murmurai-je pour essayer de le faire revenir sur Mars.
Il croisa les bras et détourna les yeux, les sourcils rapprochés en accent circonflexe.
— Comment contrôler une planète entière à travers tout le Système solaire ? En la criblant de nano-usines capables de fabriquer un véritable arsenal d’armes automatiques et d’arbeiters de combat autonomes. Le sol de Mars est idéal pour cela. Haute teneur en silicates, aluminium et fer. Il suffit de choisir de vieilles mines ou des carrières épuisées en apparence, mais toujours riches en minerai de base, et de les exploiter en profondeur sans déclencher d’alarme. Les nano-usines peuvent être disséminées à partir d’un simple vaisseau en orbite. Nous n’avons aucune défense contre ce genre d’atrocité.
Je songeai aux demandes récentes de concessions minières déposées par Cailetet. Comme si Crown Niger avait essayé de nous prévenir en agitant une dernière fois son drapeau d’honneur avant de le remettre sur un plateau à la Terre et de demeurer le seul survivant politique d’une planète conquise.
Je me demandais s’il y avait encore une petite chance pour que Stan et Jane soient encore en vie.
— On peut se battre contre les criquets, murmurai-je sans trop de conviction.
— Nous sommes loin d’avoir les moyens de détruire toutes ces nano-usines, me dit Jack. Le concept même de criquet est strictement interdit dans des traités signés par toutes les alliances.
— Et nous sommes trop jeunes et trop naïfs pour avoir seulement songé à nous protéger.
— En théorie, il faudrait un an ou deux à nos savants pour mettre au point une riposte au niveau nano, comme pour une infection. Mais si ces criquets ont été conçus sur la Terre…
Il n’acheva pas sa phrase.
Nous possédions, en réalité, des défenses, et elles étaient même si effrayantes que la Terre s’était sentie agressée. Les extrêmes engendrent les extrêmes. L’avenir ne semblait pas seulement dangereux et sinistre, mais véritablement incompréhensible.
Dandy quitta un instant les commandes pour nous annoncer que la voie était libre sur les cinq cents prochains kilomètres. Jack lui parla des criquets. Son visage devint gris.
Je n’avais pas mentionné la mort imminente, d’après le message, de Ti Sandra.
Jack prit la place de Dandy et la motrice continua de foncer à travers les étendues désolées de Mars, une centaine de kilomètres au sud d’Eos Chasma et Vallès Marineris.
Je ne m’étais jamais sentie aussi isolée, aussi enveloppée de silence. Les faibles vibrations du train à l’occasion d’une courbe se propagèrent dans mes jambes. Dandy s’était endormi d’un sommeil agité, calé contre la paroi de la cabine derrière le strapontin, les pieds écartés comme ceux d’un enfant, les bottes retournées.
Durant les heures qui suivirent, j’étudiai les plans d’urgence auxquels mon ardoise de vice-présidente me donnait accès. Ils n’étaient guère utiles ni inspirés. Aucun ne tenait compte des Olympiens ni des criquets. Ceux qui avaient préparé ces plans ne pouvaient pas être au courant de l’existence des premiers, et les Martiens étaient trop confiants pour envisager l’emploi des seconds par la planète mère.
Combien de Martiens allaient maintenant trouver la mort dans leur courageuse candeur ?
De combien de morts Ti Sandra et moi allions-nous assumer la responsabilité ?
Je regardai de nouveau par le hublot. Les étoiles du ciel nocturne de Mars avaient leur écho dans le sable sous la forme d’éclairs piézoélectriques tandis que la grésille se contractait sous les effets de la différence de température par rapport à la tiédeur du jour. Des milliers de lucioles s’envolaient, et j’éteignis la lumière de la cabine pour mieux les voir, pressant l’armure de mon visage contre la vitre comme une petite fille émerveillée. Durant quelques instants, la vision absorba toute mon attention, me faisant oublier mes soucis. J’étais en suspens comme un ectoplasme, un fantôme d’enfant volant au-dessus des sables. Mon rehaussement me faisait voir les pressions accumulées dans la grésille exposée aux ultraviolets à travers les années, le vent qui arrachait les couches de sable mou et poudreux, l’air soudain froid de la nuit qui descendait des sommets avoisinants, la pression exercée sur le vernis du désert pour le craqueler en minuscules cristaux de quartz.
J’imaginai alors que les éclairs étaient des criquets en train de communiquer les uns avec les autres, et je m’écartai du hublot avec un petit cri. Dandy se réveilla aussitôt. Redressant ses jambes, il me regarda en clignant des yeux. Il avait sorti son arme si rapidement que je ne vis que le résultat et non l’action elle-même.
— Un mauvais rêve ? me demanda-t-il en rangeant son arme sans s’excuser.
— Non. Mais j’étais en train d’imaginer le pire.
— Pas bon, ça, murmura-t-il.
Jack nous rejoignit pour nous annoncer que la voie semblait libre sur Schiaparelli et vers les Mille Collines.
— Nous avons croisé deux trains qui se sont déviés sur des voies de garage, dit-il. Tout au moins, ce sont leurs ordinateurs qui les ont déviés avant de se bloquer.
— Il y avait du monde à bord ? demandai-je.
— Je suppose, répondit-il, le visage de marbre.
La motrice entreprit l’ascension d’une série de chevalets inclinés formant un spectacle élégant d’une légèreté gracieuse. Nous arrivâmes au sommet d’une élévation d’où l’on voyait tout le bassin de Schiaparelli, puis nous redescendîmes. Vingt-cinq heures s’étaient écoulées depuis que nous avions quitté l’UMS. Les Mille Collines se dressaient au centre de la plaine, dans les plissements érodés d’une ancienne configuration d’anneaux concentriques. La motrice ralentit pour pénétrer dans le nouveau dépôt d’un blanc étincelant.
Les murs blancs et les arches de pression formaient un contraste intense avec l’ocre et le rouge environnants. Ils invitaient à l’assaut. La ville entière était une véritable cible. Mais ce genre de guerre était censé ne plus exister depuis longtemps. Aujourd’hui, les combattants étaient invisibles et les destructions s’opéraient de l’intérieur, à la manière des termites, et non de l’extérieur, avec des bombes. Des arbeiters de combat, disait Jack. Deux mots aux implications sinistres, qui ne semblaient pas faits pour aller ensemble.
Tout paraissait désert, ce qui n’était guère surprenant. Face à une situation d’urgence, les lapins rouges avaient tendance à se regrouper autour des sources d’eau et d’oxygène. Une station martienne, de toute manière, paraît toujours inhabitée de l’extérieur. Et la nouvelle capitale de la République n’avait pas encore reçu toute sa population de bureaucrates, membres du cabinet, juristes, gouverneurs et représentants.
Point Un avait établi son poste de commandement aux Mille Collines quelques semaines auparavant. Supervisant le dispositif de sécurité présidentiel et vice-présidentiel, assemblant les premières structures des services de renseignement et de sécurité interne de la République, Point Un avait pris sa vitesse de croisière avec une rapidité surprenante. J’éprouvai un élan de gratitude immense envers ces hommes et ces femmes que je voyais aller et venir dans le dépôt, en combinaison pressurisée et en armes, attendant l’arrivée de la motrice d’un visage sombre mais professionnel.