— Nous sommes morts, alors, fit le représentant d’Argyre.
— Ne dramatisons pas, déclarai-je sèchement. Il nous reste encore quelques options.
Dandy Breaker entra à ce moment-là dans la salle pour m’annoncer que les négociateurs de Cailetet étaient arrivés au dépôt par la navette.
— Ils sont propres et bien habillés, me dit-il avec du mépris dans la voix. Leurs appareils fonctionnent encore, semble-t-il.
Je regardai Lieh Walker pour quêter une explication. Elle laissa retomber le coin de ses lèvres, et ses yeux lancèrent des éclairs de colère.
— Cailetet ne fait plus partie de nos réseaux, dit-elle. Ils ne sont peut-être pas touchés, mais ils ne donnent pas signe de vie. Aucune communication venant d’eux ne passe par Point Un.
J’étudiai les parlementaires. Il me fallait un témoin et des collaborateurs pour les négociations à mener. Je devais choisir sans me tromper parmi un groupe que je ne connaissais qu’en passant. Le gouvernement intérimaire n’avait jamais été vraiment intégré. Ti Sandra avait mené pas mal d’affaires individuellement avec eux, mais je ne les avais rencontrés que de manière occasionnelle.
— Gouverneur Smith, représentante Bly, si vous voulez bien venir avec moi…
Smith semblait désireux de rendre service, mais il était rusé et coriace, c’était Ti Sandra qui me l’avait dit, et je faisais confiance, implicitement, à son jugement. La candidate représentante Rudia Bly d’Hellas Est, sans opposant, avait siégé avec moi dans une importante commission d’architecture, plusieurs mois auparavant. Elle était généralement calme et observatrice, et je me sentais à l’aise avec elle.
Je n’avais pas envie de trop penser à l’importance de chaque décision que j’allais prendre, ni au rôle que tous ces gens allaient jouer, ni même aux sujets dont nous allions discuter avec les traîtres de Cailetet.
Quelqu’un a dit un jour qu’on ne paie pas les politiciens pour qu’ils aient des émotions. Pourtant, lorsque le magistrat me fit prêter le serment présidentiel dans une minuscule antichambre de la Salle de Justice, aux murs couverts de râteliers gris où dormaient des penseurs juridiques contaminés, je versai silencieusement quelques larmes.
Personne n’y prêta la moindre attention.
Sean Dickinson avait peu changé en apparence depuis l’époque du dôme retranché. Il se tenait très droit, les jambes à peine fléchies, les mains croisées derrière lui comme en position de repos à la parade. Les muscles de ses mâchoires se crispaient et se décrispaient continuellement tandis qu’il me fixait calmement, ne cillant qu’une seule fois durant les longues secondes où je le dévisageai.
La réunion avait lieu dans la Chambre des Gouverneurs à moitié achevée, sous les échafaudages et le magma architectural de la voûte. Les nanos au travail imprégnaient l’air d’une odeur de levure. Tant que les cuves nutritives tiendraient le coup, le capitole continuerait de se construire. Dickinson se tenait devant la tribune de marbre rose sculpté à la main où Henry Smith, s’il était élu, ferait un jour usage de son marteau pour rappeler à l’ordre la Chambre des gouverneurs.
— J’ai prêté serment comme présidente de la République fédérale de Mars, déclarai-je. Je crois comprendre que vous représentez Cailetet ?
— Je vous reconnais, fit Dickinson sèchement et sans élever la voix. Casseia Majumdar. Nous auriez-vous oubliés ?
Sa lèvre tressaillit comme s’il allait sourire, mais il détourna la tête pour jeter un regard apathique à Gretyl Laughton. Elle se tenait au premier rang de leur délégation, composée, à part eux, de quatre personnes de Cailetet. Tous semblaient mal à l’aise, comme s’ils étaient conscients d’être passibles d’une accusation de trahison malgré leur appartenance à un MA non aligné. Gretyl avait maigri. Elle faisait penser à un lévrier ou à une fouine. Elle portait des vêtements délibérément ternes, ses cheveux étaient devenus gris et elle ne semblait pas s’intéresser à son aspect physique.
— Je n’ai pas oublié, répondis-je.
— Nous avons accompli ensemble quelques actions courageuses, il n’y a pas tant d’années. Vous affirmiez alors mépriser les étatistes.
— Et j’en suis une maintenant ?
— Pis. Vous incarnez l’État.
Ni lui ni moi ne cherchions à briser la glace officielle qui nous séparait.
— Où sont vos accréditations ? demandai-je. Je ne discuterai avec vous que lorsque j’aurai vérifié votre représentativité.
— Nous sommes dûment mandatés pour négocier. Nous représentons des groupes de la Terre qui contrôlent à présent une grande partie de Mars. Ils ne souhaitent pas se faire connaître pour le moment, mais ils nous ont donné tous les codes d’identité nécessaires pour que vous puissiez vérifier. Nos documents ont été validés manuellement puisque vos penseurs et autres machines de sécurité ne fonctionnent pas.
— Il dit vrai ? demandai-je à Lieh Walker, qui se tenait aux côtés d’Henry Smith.
J’aperçus alors Tarekh Firkazzie qui se glissait dans la salle et s’asseyait discrètement dans un fauteuil de la galerie.
— Leurs codes correspondent à ceux de la Terre qui ont été expédiés à tous les gouvernements de la Triade, confirma-t-elle.
— C’est une lâcheté caractérisée, décrétai-je en secouant la tête. Ont-ils donc si peur de leurs propres électeurs ? C’est une agression indigne, légalement inacceptable.
Dickinson sourit.
— Si on parlait sérieusement ? fit-il.
Je le fustigeai du regard. Je dus faire un effort intense pour m’empêcher de bondir sur lui toutes griffes dehors.
Nous allâmes nous asseoir autour d’une table dans la section des témoins.
— Je suis mandaté pour vous faire une proposition, commença Dickinson.
Je fis un signe à Lieh. Les enregistreurs de la salle furent mis en marche.
— Nous avons été agressés sans raison, déclarai-je. Cailetet est-il dans le camp des ennemis de Mars ?
Il se pencha légèrement en avant.
— La République, puisque c’est la nouvelle dénomination que Mars a choisi de se donner, travaille à la mise au point d’armements particulièrement dangereux. Compte tenu de la situation politique dans la Triade, où une paix totale règne depuis près de soixante ans, cette démarche semble déplacée et totalement stupide.
— Nous ne préparons la fabrication d’aucune arme.
— On m’a affirmé que ces armements dépassaient en pouvoir de destruction tout ce qui a été réalisé jusqu’à présent.
Je ne voyais aucune raison de poursuivre la discussion sur ce terrain.
— Présentez vos propositions, qu’on en finisse, déclarai-je.
— Les parties responsables de cette action préventive accepteront de désactiver les blocages des flux de données martiens à condition que les personnes figurant dans cette liste (il poussa son ardoise vers moi et je la fis tourner pour lire l’écran) me soient remises en mains propres avant l’expiration d’un délai de soixante-douze heures. J’en prendrai livraison ici aux Mille Collines et les transporterai ailleurs. Elles seront par la suite éventuellement transférées sur la Terre.
Je pris connaissance de la liste. Il y avait là tous les Olympiens, Zenger, Casares et dix-neuf autres. Parmi eux, la fine fleur scientifique de Mars.
— Qu’espérez-vous obtenir avec ça ? demandai-je.
— La paix, répliqua Dickinson. Le retour aux flux de données normaux. Un grand nombre de vies sauvées.
— Et les criquets ?
— Les criquets ?
— Les arbeiters de combat. Les nano-armées.
Il prit un air perplexe.
— Vos montreurs de marionnettes ne vous disent pas tout. Ou ça, ou vous fermez délibérément les yeux.