En passant devant Lieh, je lui agrippai de nouveau le bras en la regardant dans les yeux. Ilya était toujours porté disparu.
— Nous le retrouverons, me dit-elle. Il est sain et sauf, j’en suis sûre.
J’ignorai son commentaire. Coriace comme un clou d’acier, me dis-je. Winston Churchill pendant le Blitz. Souviens-toi. Coriace comme un clou.
Le « pinceur » avait été retiré du Mercure et installé sur un comptoir dans un coin de la galerie encombrée. Je jetai un coup d’œil rapide à la chambre à zéro degré, avec ses gros extracteurs entropiques de couleur grise, son penseur LQ de fabrication martienne accompagné de son interprète, ses câbles et son alimentation.
Leander avait fait en sorte que du thé et des petits gâteaux nous soient servis sur une table basse voisine. Nous prîmes place sur de moelleux coussins prélevés sur la navette de la République. Outre Charles et Leander, deux autres Olympiens seulement étaient présents : Nehemiah Royce et Amy Vico-Persoff. Point Un avait décidé que, tant que durerait l’état d’urgence, il ne devrait jamais y avoir plus de quatre Olympiens ensemble au même endroit. D’autres étaient logés à l’Université Expérimentale de Tharsis, entourés d’un dispositif de haute sécurité.
— Ça pèse combien ? demandai-je à Stephen tandis que Charles nous servait le thé.
— Environ quatre cents kilos. La dernière version est considérablement allégée. Ce sont les extracteurs qui pèsent le plus.
— Racontez-moi, fis-je en croisant les jambes et en réchauffant mes deux mains autour de la tasse.
Charles s’accroupit sur les talons. Il me regarda et je lui souris. Il détourna rapidement les yeux, comme par timidité, et fixa en parlant la table et les gâteaux.
— Nous avons tout de suite compris ce qui s’était passé, murmura-t-il. Et Ti Sandra aussi.
Il semblait avoir de la difficulté à s’exprimer. Je le dévorais des yeux, comme si je me découvrais pour lui un nouvel appétit, partagée entre le respect admiratif et l’affection intense que je ressentais soudain.
— Ti Sandra nous a donné l’ordre de gagner Phobos d’urgence par tous les moyens en notre possession, en emportant le pinceur avec nous, et de faire un petit voyage sur le satellite.
— Elle savait donc que vous étiez prêts ? Je l’ignorais.
— Elle l’a deviné, ou bien elle a dit ça comme ça. Nous n’étions pas vraiment prêts à en faire tant, si vite. Nous avons fait le plein du Mercure, en mettant tout ce que nous pouvions à bord. Le plus difficile, c’était d’assurer la fourniture constante d’énergie aux extracteurs. Nous avons pu garantir cela. Nous étions prêts à décoller douze heures avant le début de la Suspension.
— Et les coordonnées, les problèmes de navigation ? demandai-je.
— Nous y avons travaillé en attendant que Ti Sandra nous donne de nouveaux ordres. Stephen et moi, nous sommes partis d’une hypothèse de travail sur les pincements de positions relatives. Nous avons déterminé les facteurs de correspondance et d’échelle par rapport au moment et aux descripteurs d’énergie, stimulé le pinceur pour qu’il nous donne accès aux descripteurs de chaque particule de Phobos considéré comme un système global et…
— Il a été obligé de se connecter au LQ, interrompit Leander.
— Et tu n’as rien ? demandai-je à Charles.
— Je vais très bien. Tout le monde a fait du très bon travail. Personne n’était au courant de tout, à l’exception de Stephen et de moi, mais tout le monde sentait l’urgence et l’importance de la chose.
— Il va y avoir beaucoup de médailles à décerner, me dit Leander.
— C’est Charles qui a tout le mérite, fit Royce. Il a guidé le LQ.
Charles secoua la tête.
— J’ai presque tout oublié. Je pense que ça me reviendra. Nous avions un pilote avec nous.
— Encore une médaille, souffla Leander.
— Il n’avait pas la moindre idée de ce qui allait arriver. Nous lui avons expliqué ça rapidement sans vérifier son statut au niveau de la sécurité.
— Pas de problème, déclara Lieh, assise à l’écart de cercle qui s’était formé autour de la table basse. Nous l’avons interrogé séparément.
— Pourquoi t’es-tu connecté au LQ ? demandai-je à Charles.
— L’interprète n’arrivait pas à faire passer tout ce dont nous avions besoin. Le LQ commençait à nous renvoyer des résultats non significatifs, des enchaînements aberrants. Je crois qu’il explorait les possibilités d’un autre système de descripteurs. Il le trouvait plus amusant que l’original, mais je l’ai fait rentrer dans le droit chemin pour qu’il nous donne des résultats utilisables. Le dispositif a retrouvé alors sa coordination.
— Il ronronnait, nous dit Amy avec un frisson soudain. Il ronronnait littéralement. J’avais tellement peur pour eux. J’ai quitté le Mercure, et ils sont partis.
Ils semblaient tous encore plus ou moins en état de choc.
— Qu’as-tu ressenti ? demandai-je à Charles.
— Je te l’ai dit, je ne me souviens plus très bien. Nous avons – le LQ et moi – communiqué, j’ai présenté mes demandes et il a extrait les réponses de ses recherches synclinales significatives.
— Les réponses ?
— Plutôt des instructions. Pour enchaîner avec le pinceur. Sans le LQ, nous aurions peut-être abouti au même résultat, mais au bout de six mois de programmation de haut niveau avec un penseur. Le LQ a réduit le délai à quelques heures. En moins de huit heures, nous avons pu nous mettre en sécurité dans une vieille station minière du cratère de Stickney sur Phobos. Nous avons pris nos mesures, tout était connecté et coordonné. C’est Ti Sandra qui nous a donné le feu vert. Elle avait eu un accident, et il nous a fallu plusieurs jours, par la suite, pour communiquer de nouveau avec elle.
J’étais restée totalement en dehors du coup, moi qui avais officiellement la responsabilité de tout ce que faisaient les Olympiens. Je ne peux pas dire si c’était du dépit ou du soulagement que je ressentais à l’idée que Ti Sandra avait choisi d’assumer la totalité du fardeau.
— Elle souffrait, me dit Charles comme s’il lisait dans mes pensées. Je ne crois pas qu’elle ait eu le temps de te mettre au courant de ce qui se préparait. Quand elle nous a donné ses instructions, au début, nous n’étions même pas sûrs de pouvoir le faire. La situation était très confuse.
— Je comprends. Vous êtes donc allés voir la Terre. Comment était-ce ?
— Les étoiles ont changé, murmura Charles. Nous avons senti quelque chose qui bougeait en nous. Quelque chose de très secondaire. Nous ne sommes toujours pas sûrs de savoir ce que c’était. La gravitation, peut-être, ou un effet psychologique. Nous ne savons pas.
— Tout ensemble, probablement, suggéra Leander.
— Nous avons regardé par les hublots de la navette, et nous avons vu le limbe d’un lever de soleil. Le disque était beaucoup plus gros et plus lumineux. Nous étions en orbite autour de la Terre. Nous nous sommes dépêchés de vérifier la distance et le chemin orbital. Nous étions tombés pile, effectivement, mais à une centaine de kilomètres en arrière du point orbital d’insertion prévu.
— Nous travaillons à corriger l’erreur, expliqua Leander.
— Nous recevions des signaux radio, mais nous n’émettions pas. Une quinzaine de minutes se sont écoulées avant que quelqu’un essaie de communiquer avec nous. C’était un opérateur d’une station radio analogique privée au Mexique. Il s’est adressé à nous en espagnol. « Salut, nouvelle lune, nous a-t-il dit. D’où êtes-vous ? »
Nous nous mîmes à rire. Charles sourit.