— Notre pilote lui a répondu : « Ne demandez surtout pas, vous ne nous croiriez jamais. »
— Après ça, fit Leander, nous avons commencé à recevoir des messages officiels. Ti Sandra nous avait donné des instructions sur ce qu’il fallait dire. Nous avons diffusé les même mots, plusieurs fois de suite.
— Nous nous attendions plus ou moins à être anéantis, expliqua Charles. Mais c’était ridicule, je suppose. Certaines personnalités officielles semblaient terrorisées. D’autres se comportaient comme s’il ne s’était rien produit, communiquant avec nous de la manière diplomatique la plus routinière. Nous avons dialogué avec des porte-parole gouvernementaux, avec des diplomates de l’Eurocom, de la GAEO et de la GAHS ainsi qu’avec une demi-douzaine d’autres officiels. À tous, nous avons répété la même chose.
— Et c’était quoi ?
— « Mars fait l’objet d’une agression menée par des gouvernements inconnus de la Terre. Vous avez dix heures pour identifier et supprimer cette menace, ou nous prendrons des mesures de représailles. »
Charles avait répété ces mots d’une voix grave et caverneuse, comme s’ils s’étaient à jamais gravés en lettres de feu dans sa mémoire.
— Quelles mesures ? Quelles représailles ? demandai-je.
— Ti Sandra nous avait donné l’ordre de transformer à distance la Maison-Blanche de Washington en matière miroir. À titre symbolique.
Un silence total régna durant plusieurs secondes.
— Et vous auriez pu faire ça ? demandai-je.
Charles hocha affirmativement la tête.
— Avec une précision plus ou moins grande. Elle ne nous avait pas dit s’il fallait faire évacuer les lieux d’abord, mais je leur aurais accordé un certain temps. Une demi-heure environ.
Je portai la main devant ma bouche, soudain saisie de nausée. La sensation disparue, je fermai les yeux et laissai lentement retomber ma main.
— Vous avez tous fait preuve d’un courage exceptionnel, murmurai-je.
— Oui madame, répliqua Charles en me saluant avec une désinvolture qui me fit mal.
Je levai les yeux vers lui, à la fois perplexe et choquée. Il se pencha en avant, les yeux plissés, comme s’il souffrait.
— Nous avons suivi vos instructions à la lettre, dit-il. Nous avons fait tout ce qu’on nous a demandé, au prix – ou presque – de notre âme. Nous avons compris la nécessité stratégique de la chose, et notre foi est suffisante pour que nous nous donnions entièrement à cette cause, mais je dois t’avouer, Casseia, que je n’en ai plus rien à foutre, des médailles et du patriotisme, à présent. Je suis mort de trouille à l’idée de ce qui va se passer maintenant. Nous avons fait notre petit numéro de cirque avec Phobos, nous avons donné des cauchemars à tous les enfants et à tous les adultes de la Terre. Crois-tu que ça va s’arrêter là ? Crois-tu qu’il nous reste du temps ?
— Non, répondis-je.
— Parfait, fit Charles en étouffant le mot à moitié et en se laissant aller en arrière, le visage rouge d’émotion. Parce que je suis déjà à moitié convaincu que ça va être la fin de l’espèce humaine. Fais-nous part de tes hautes pensées, ô maîtresse de la politique. Nous sommes des enfants perdus dans la forêt.
— Moi aussi, je suis perdue, Charles, déclarai-je tranquillement. Nous savons tous ce qui va se passer maintenant. Ti Sandra le sait aussi. Ils t’ont vu déplacer Phobos. Ils possèdent les ressources en hommes, machines et laboratoires pour reproduire ta découverte maintenant qu’ils savent ce qu’on peut en faire. Dès qu’ils pourront accomplir la même chose, il ne va pas s’écouler longtemps avant que quelqu’un tape sur quelqu’un d’autre.
— Trop facile, approuva Leander.
— Ils peuvent même découvrir des choses que nous ne connaissons pas encore, renchérit Charles.
— La première frappe peut être rapide comme l’éclair, et d’une efficacité totale, murmurai-je. Elle peut garantir la survie de son auteur dans une situation autrement imprévisible.
— La survie pour combien de temps ? demanda Amy Vico-Persoff. Combien de temps s’écoulera avant que nous ne nous divisions de nouveau, région contre région, Cailetet contre nous ou bien GAEO contre GAHS ?
— Ne soyons pas si pessimistes, fit Charles en levant la main. Ce n’est pas le genre de science qu’on pratique dans sa salle de bains. Il doit y avoir quatre ou cinq endroits sur la Terre qui possèdent les moyens et les cerveaux nécessaires à la duplication de nos travaux. Ne te laisse pas impressionner par la petite taille du pinceur. Jamais dans toute l’histoire de l’humanité une machine n’a été si complexe et si élaborée. La guerre des amateurs n’est pas notre problème et ne le sera peut-être jamais. Mais tu n’as pas tort. Ils y arriveront dans pas longtemps. Quinze jours, un mois, peut-être deux. Il faut trouver rapidement une solution politique.
— Politique, mon œil ! fit Leander. Voyez ce que la politique a accompli jusqu’ici. Il faut partir !
Il fit du regard le tour de la pièce, honteusement, comme un enfant qui a laissé échapper un gros mot.
— Évacuer Mars ? demanda Royce, le front plissé de perplexité.
Aucun d’eux n’avait beaucoup réfléchi à la question, je le voyais bien, à l’exception de Charles et de Leander. Ils avaient eu le temps de méditer dans leur petit vaisseau fixé à une lune vagabonde.
— Non, murmurai-je. La déplacer.
— Seigneur ! s’écria Lieh en bondissant de son siège.
Elle sortit de la pièce en secouant la tête et en jurant entre ses dents.
Personne ne dit rien durant plusieurs longues secondes. Charles me dévisagea puis noua ses mains l’une dans l’autre.
— Nous n’avons pas le droit de prendre ce genre de décision tout seuls, me dit-il. Ni les savants ni les politiciens n’ont ce droit.
— Nous n’avons ni le temps ni les moyens d’organiser un référendum, déclarai-je. La Terre a fait en sorte qu’il en soit ainsi. Nos choix sont limités. Ti Sandra a bien dit que le Système solaire deviendrait trop dangereux pour nous, qu’il nous tuerait.
Les machines qui nous entouraient semblaient effectivement bien innocentes et bien rudimentaires.
— Jusqu’à quel point sommes-nous allés trop loin, Casseia ? me demanda Charles.
— Beaucoup, beaucoup trop loin. Il y a très longtemps, je me souviens de t’avoir reproché de nous avoir créé des problèmes. Nous avons fait un long chemin depuis.
— Je n’ai jamais eu l’impression d’être aux commandes, Casseia.
Royce et Vico-Persoff semblaient satisfaits de nous laisser parler pour le moment. Dandy se tenait à quelques pas derrière moi, raide comme une statue. Tout le monde semblait s’écarter de nous pour nous laisser décider, autant par peur que par respect.
— Personne n’est encore mort, murmurai-je. Je veux dire que nous n’avons tué personne. Ce n’est pas le cas de la Terre. Nous recevons continuellement des rapports. Mais des stations entières sont encore coupées de toute communication.
— Je sais, fit Charles.
— Nous n’avons pas frappé les premiers. Nous n’utiliserons jamais cela comme une arme.
— Mon œil, fit Charles d’une voix agressive. J’avais ordre de frapper si nécessaire. Quand Ti Sandra et toi vous serez usées et qu’on vous jettera aux oubliettes, quelqu’un prendra votre place, et le désespoir et la peur le pousseront à…
Il déglutit et écarta les mains pour les frotter sur ses cuisses.
— Crois-moi, poursuivit-il. Ce que nous avons mis en train va causer la mort de beaucoup de gens, beaucoup.
— On en revient toujours au même problème.
— Tu dois parler bientôt à Ti Sandra ?
— Oui. Mais je ne pense pas que rien de tout cela la surprenne.