J’avais l’impression que je ne lui avais jamais dit suffisamment à quel point je l’aimais, à quel point j’avais besoin de lui. Je me reprochai amèrement mon avarice en mots et en émotions révélées face à ceux que j’aimais.
Je me frottai de nouveau les yeux. Tout était déchiré, déchiqueté en étroites lanières à l’intérieur de moi. Un instant, j’envisageai de faire venir un arbeiter médical pour qu’il m’extirpe cette insupportable douleur. Je me disais que je n’avais pas le droit de laisser mes émotions interférer avec mon devoir. Mais je ne l’avais pas fait pour ma mère, et je ne le ferais pas maintenant.
J’obligeai mon corps à se relaxer. Puis, sans transition, je m’endormis, comme si un disjoncteur, quelque part, avait basculé à l’intérieur de ma tête. Les huit heures passèrent comme un instant.
Sixième partie
— J’en ai encore pour trois semaines au moins à rester dans cette mélasse, me dit Ti Sandra, qui ne se laissait voir qu’à partir des épaules.
Elle avait l’air pâle, mais son visage était beaucoup plus animé. Elle sortait d’une période de reconstitution intensive, encore trois jours sans connaissance, à la merci de ses médecins. J’avais reçu son appel dans mon petit bureau de Kaibab, harassée par plusieurs jours de réunions ininterrompues. Les cubes-mémoires s’empilaient sur mon bureau, bourrés de nouveaux plans de stations et de rapports de fabricants, de transporteurs et d’architectes.
— J’ai convaincu mes médecins de me transférer aux Mille Collines. Ils m’accompagnent cet après-midi dans la navette. Je pourrai commencer à recevoir des visites et à assister à des réunions sur un fauteuil roulant. Je prendrai la relève pour certaines tâches.
— C’est un grand soulagement, murmurai-je.
Je déplaçai son image de quelques centimètres dans l’espace de projection pour faire place à des messages sur la sécurité qui arrivaient de Point Un.
— Je ne pourrai pas venir à Kaibab, tu t’en doutes. Il faudra que tu mènes toute seule à bout notre petit programme pour le moment.
— Il suit son cours.
— Je te trouve bien triste, Casseia.
— Je tiens le coup.
Je n’avais jamais pu lui cacher mes émotions. En fait, toute cette dernière semaine, depuis que j’avais appris la mort d’Ilya, j’étais devenue une automate. Et c’était encore ce qui pouvait m’arriver de mieux. Pas le temps de penser à mon chagrin ni d’envisager l’avenir au-delà de quelques brèves semaines. La liste de tâches à accomplir occupait dix-huit ou vingt heures par jour. Et les pires minutes étaient celles qui me tenaient éveillée, le soir, avant que le sommeil ne me terrasse.
— Quel est ton objectif, ma chérie ?
— Je ne comprends pas.
— Il faut avoir un objectif. Même l’agneau destiné au sacrifice doit avoir une perspective.
Cette idée, je ne sais pas pourquoi, me semblait obscène. Je secouai la tête en me détournant.
— La survie, répondis-je.
Le visage de Ti Sandra se plissa de sollicitude.
— Toi et moi, nous allons discuter, dorénavant, au moins une fois par jour. Nous avons toutes les deux perdu notre gouvernail, Cassie. Je serai le tien si tu veux bien être le mien.
— Marché conclu, déclarai-je.
— Parfait. (Elle prit une profonde inspiration, et le sommet de sa tête sortit un instant du champ de l’image.) Parle-moi de Kaibab.
Je lui racontai dans les grandes lignes ce qui s’était passé durant les quelques jours où nous n’avions pas pu communiquer. De toutes les régions de Mars, des dizaines de navettes de marchandises et de passagers étaient arrivées dans la station secrète du plateau de Kaibab. Les galeries encore à moitié finies avaient reçu rapidement leurs dernières touches. De nouveaux quartiers d’habitation avaient été ouverts et pourvus d’un confort rudimentaire. Le labo principal était achevé et la construction des pinceurs géants avait commencé.
La population de Kaibab s’était rapidement développée : de deux cents, on était passé à trois puis à quatre cents. La poche de glace pouvait fournir de l’eau pour mille. D’autres personnalités de Point Un arrivaient chaque jour. Bientôt, j’aurais ici une capitale en miniature et en état de marche dans les galeries et les salles encore froides. Une vraie réplique des Mille Collines.
Le programme de fabrication des pinceurs et les recherches du labo de Kaibab avaient reçu le même nom de code : Préambule. L’objectif ultime – fournir une option à la présidente en cas d’extrême urgence – n’était connu que de quelques rares personnes. Et le sérieux avec lequel nous envisagions d’utiliser cette option était un secret que seuls Charles, Leander, Ti Sandra et moi-même partagions.
Deux autres Olympiens, Mitchell Maspero-Gambacorta et Tamara Kwang, avaient rejoint Charles, Stephen Leander, Nehemiah Royce et Vico-Persoff. Pincher et Yueh Liu étaient restés à l’Université Expérimentale de Tharsis, où ils travaillaient sur un pinceur de rechange et supervisaient la fabrication de nouveaux penseurs.
Lorsque j’eus achevé mon rapport, Ti Sandra se mordit la lèvre inférieure et hocha la tête en guise d’approbation.
— Tu as fait du bon travail, Cassie. C’est moi qui te le dis. Quand tout sera fini, nous ferons une grande fête en famille. Je porterai la robe la plus éblouissante que tu aies jamais vue, et nous célébrerons la paix et la sécurité revenues. Voilà mon objectif à moi.
— On ne peut pas en trouver de meilleur, murmurai-je. Bienvenue sous le collier.
Et nous coupâmes la communication.
Je fixai longuement le dessus de mon bureau, perdue dans mes contemplations.
Mars était toujours au fond du bois de tous les dangers. Nous étions capables de fabriquer des canons puissants, mais c’était tout. Nous n’avions pas encore la certitude d’être déterminés à les utiliser. Tant que cette question demeurerait en suspens, nous ne serions pas en sécurité. Mais le danger le plus évident et le plus sournois était toujours interne.
La République n’allait pas pouvoir soutenir cet effort indéfiniment. Les Martiens s’étaient lancés dans la reconstruction, ils installaient des équipements de vie plus robustes et plus fiables, mais ils vivaient toujours dans la peur d’une nouvelle Suspension ou pis. Des rumeurs couraient de station en station tandis que les envoyés du gouvernement ratissaient les anciennes carrières à la recherche de criquets enfouis. Même les sillons de Cyane étaient examinés du haut des airs. Mais c’était une recherche futile. Une graine d’usine pas plus large que le poing et camouflée en caillou était pratiquement indécelable. En dehors de la destruction de Melas Dorsa, aucune trace n’avait été trouvée.
Les criquets avaient frappé là-bas avec une soudaineté et une efficacité extraordinaires. De petits modules avaient d’abord exploré la station déserte pour repérer et neutraliser les équipements coms, puis des engins de destruction plus lourds avaient été envoyés. Telles étaient, tout au moins, les spéculations qui circulaient. Nous n’avions, en réalité, aucun témoignage sur ce qui s’était passé, excepté, bien sûr, celui, muet, des galeries éventrées, des équipements détruits et des restes disloqués des arbeiters.