Nous avions avancé une date pour les élections, mais elle était à six mois de là, et personne ne savait ce qui pouvait se produire entre-temps ni à quel endroit nous serions à ce moment-là.
Tandis que les accusations volaient, les chefs d’État de toute la Triade échangeaient des messages, rassuraient tout le monde et restaient à l’affût de tous les canaux diplomatiques disponibles pour essayer d’y découvrir des indices d’actions à venir.
Ils ne trouvèrent rien. Les canaux en question n’étaient bourrés que de démentis et de faux-semblants. Je n’avais jamais vu la Triade dans un tel état de confusion absolue.
Aucune des grandes alliances de la Terre n’admettait avoir donné le feu vert à la guerre contre Mars, mais toutes exigeaient qu’on leur révèle l’étendue des nouveaux pouvoirs de notre planète. La Lune et les MA des Ceintures hurlaient encore plus fort que les autres à propos de la menace martienne. L’Office d’information de la République et tous nos services diplomatiques se mirent en devoir d’assurer les autres membres de la Triade des intentions pacifiques de Mars, mais sans pouvoir leur dire exactement ce qui s’était passé… ni ce qui risquait de se passer prochainement.
La majorité des Martiens demandait également à être informée. L’opposition à l’intérieur du gouvernement était encore trop désorganisée pour nous faire barrage, mais il était clair que la pression allait monter dans les semaines et les mois à venir, jusqu’à ce qu’elle soit insupportable.
Nous assistions à un jeu de babouins où chacun montrait son derrière – ses couleurs – aux autres, à une échelle gigantesque. Mais c’était un jeu où un seul clin d’œil de l’un des participants durant les préparatifs du départ pouvait conduire… au désastre.
Le réseau com étendu de Point Un avait repris son fonctionnement normal. Tout était rafistolé et supervisé par des humains plutôt que par des penseurs. Il y avait toujours pénurie de penseurs martiens. L’Université Expérimentale de Tharsis en avait produit une vingtaine à peine, et la moitié seulement avait pu être soustraite par la République aux besoins civils. Les Mille Collines en avaient reçu trois, Kaibab six – dont trois LQ avec interprète incorporé, pour guider les pinceurs géants.
Lieh Walker était passée chef du contre-espionnage. Jour après jour, elle étendait les activités de la République dans la recherche d’informations secrètes. Nous achetions des renseignements à des sources qui n’étaient pas très regardantes sur les moyens employés. Nous avions eu le tort de ne pas constituer de réseaux d’espionnage dans le passé, mais nous n’avions jamais prévu qu’il y aurait un jour une telle mésentente entre la Terre et Mars. À présent, un peu tard, sans doute, nous devenions sans scrupules.
Nous recrutâmes des douzaines de mouches de données, opérateurs chargés de parcourir les réseaux terros, de se brancher sur les transmissions câblées et de se nourrir des connexions privées de la GAEO et de la GAHS. Certains renseignements ainsi obtenus furent même revendus à d’autres puissances pour aider au financement de nos propres opérations.
Lorsque Lieh me demanda l’autorisation de financer le recrutement de vingt agents supplémentaires sur la Terre et dans les Ceintures, je lui demandai quel statut ils auraient.
— Bien payés, me dit-elle. Et remplaçables.
La GAEO et la GAHS avaient déjà donné quelques coups de tapette à nos mouches. Généralement, la punition fatale consistait à implanter des évolvons corrosifs dans les rehaussements utilisés par les agents pour traquer les données dans les réseaux.
— Si vous pensez que j’ai besoin d’en savoir davantage, lui dis-je, mettez-moi au courant.
— Le fardeau est pour moi. Le vôtre est assez lourd à porter comme ça.
Elle voulait dire, en fait, que je portais sur mon dos le poids de toutes les vies martiennes, y compris la sienne, et je n’ai jamais su si elle approuvait ou non. J’ai plutôt idée que non.
Nous reçûmes quand même une bonne nouvelle. Cailetet avait laissé partir Stan. Crown Niger l’avait séquestré avec sa femme et leur enfant pendant dix semaines au total dans la station de Kipini à Chryse. Ils n’avaient pas eu le droit, pendant tout ce temps, de communiquer avec l’extérieur. Après sa libération, je reçus deux messages de lui, uniquement du texte. Je n’eus le temps de lui répondre que très brièvement. Naturellement, je ne pouvais pas lui dire où j’étais ni ce que je faisais.
Je fis en sorte qu’on lui donne un poste aux Mille Collines où il puisse utiliser son expérience de Cailetet pour travailler à différents projets diplomatiques. J’entendais très peu parler du camp de Crown Niger. Après la Suspension, ils avaient adopté un profil bas, à juste titre, en espérant que la tempête passerait au-dessus de leur tête. Ti Sandra avait créé une section spéciale chargée des relations avec les régions et les MA dissidents. Je pensais que Stan pourrait en faire partie.
Je voyais souvent Charles, quelquefois en tête-à-tête, le plus souvent en compagnie de Stephen Leander et d’autres personnes. Nos discussions tournaient autour des problèmes pratiques posés par le déplacement de gros objets avec les pinceurs.
Il passait plusieurs heures chaque jour en immersion dans le penseur LQ, à s’exercer pour le prochain voyage. L’effort lui coûtait. Après chaque session, il lui fallait plusieurs minutes pour se remettre à parler de manière cohérente. J’avais peur pour lui.
Six personnes assistèrent à la première réunion sur le projet Préambule, quinze jours après la mort d’Ilya : Charles, Leander, l’aréologue Faoud Abdi de Vallès Marineris, l’ingénieur-architecte Gérard Wachsler de Steinburg-Leschke dans la région d’Arcadia, un nouveau penseur martien baptisé, la veille à peine, Aelita, et moi-même. Aelita serait le penseur principal du projet. Elle était chargée de coordonner les activités de toutes les stations.
Les experts s’assemblèrent dans l’annexe-laboratoire, qui n’était pas encore tout à fait finie. Au moment même où nous prenions place, la peinture nano dégoulinait encore le long des murs en sifflant sourdement, formant des motifs de décoration géométriques. L’odeur omniprésente de levure était particulièrement prenante dans cette salle. Nous avions l’impression de vivre perpétuellement dans une vaste boulangerie.
Faoud Abdi, un homme de grande taille au visage osseux et aux grands yeux doux, fut le premier à parler. Il portait une djellaba d’une blancheur immaculée, et son ardoise et ses livres faisaient des bosses dans ses vastes poches.
— On me demande d’envisager une chose impossible, dit-il en se levant, le dos tourné vers un petit écran de données. On me demande de prévoir les effets sur Mars d’une brève période en dehors du champ gravitationnel de notre Système solaire. Il paraît que la question est purement théorique. Je suis donc obligé de supposer que nous allons tous accomplir quelque chose d’extraordinaire avec Mars, du genre de ce qui est arrivé à Phobos. À moins que l’existence de Phobos ne soit purement théorique elle aussi.
Il nous regarda d’un air ironiquement sceptique, son humour – si c’en était – ne lui attirant aucune réaction, et soupira.
— Il faut que je vous explique d’abord, reprit-il, pourquoi notre planète est actuellement stable, et quelles sont les théories les plus reconnues sur le déclin aréologique de Mars. C’est bien ce que vous voulez ?