— Je voulais vous dire à quel point nous sommes – moi en tout cas – honorés de participer à cette aventure. C’est incroyable… absolument fantastique. Je suis terrifiée.
Je lui rendis son sourire pour la rassurer autant que je le pouvais. Ce que nous allions accomplir dépassait nettement les limites de mon imagination, même si ce n’était pas au-delà des possibilités de calcul de mon rehaussement.
Dans la mesure où il n’y aurait aucune accélération, aucune force en jeu, des notions différentes devaient intervenir, basées uniquement sur les modifications des descripteurs expérimentalement observées. En termes simples, le fait de déplacer Phobos à travers dix mille années-lumière équivalait à voler dans le coffre au trésor de la galaxie suffisamment d’énergie pour alimenter une étoile comme le Soleil sur une période de plusieurs années.
Notre approche de Phobos nous sembla d’une lenteur glacée. En une heure, le satellite passa de la taille d’un point brillant à celle d’une grosse tache sombre tandis que nous repassions dans l’ombre de Mars.
La décélération fut plus brutale que le décollage. Il y eut un seul hoquet brûlant qui laissa une marque sur mon coude à l’endroit où il était en contact avec une barre de métal au revêtement isolant trop mince. Nous survolâmes de quelques centaines de mètres le régolite de Phobos, vieux cratères piquetés de gris et de noir, fissures, crevasses et cicatrices laissées par les anciennes exploitations minières et les chantiers de recherche.
Nous devions occuper une carrière vieille de trente ans près du centre du cratère de Stickney. Elle était toujours exploitable, mais n’était plus habitée que par des arbeiters.
Si le Mercure était attaqué, nous aurions plus de chances de survivre sous la surface désolée de la petite lune grise.
— C’est ici, nous dit Stephen.
Charles se redressa à demi sur son siège-couchette. Sur une des pentes de la cuvette irrégulière du cratère de Stickney, un petit signal de guidage d’atterrissage clignotait comme il l’avait toujours fait depuis plusieurs dizaines d’années. Le Mercure se réorienta avec une secousse. Nous piquâmes droit sur le signal à une vitesse inquiétante.
— Recherche de points d’ancrage engagée, annonça le penseur.
Nouvelle décélération brusque. Puis le Mercure se posa avec une douceur surprenante. Nous scrutâmes les systèmes de la station. Ils étaient tous en bon état de fonctionnement. Le cylindre de transfert de la navette se déploya.
Charles défit son harnais de sécurité. Je l’imitai et me laissai flotter à côté de lui.
— Trois jours de vivres, me dit-il, tordant les lèvres dans un sourire bref tandis qu’il me précédait dans la soute.
— Ça suffira ? demanda Galena Cameron en plissant le front.
— Nous ne pensons pas rester plus de cinq heures absents, cria Stephen Leander du pont supérieur.
Hergesheimer fit la grimace.
— Même en passant dix heures à étudier le système, nous n’en saurons jamais assez, dit-il.
— Les galeries vont être glacées et très inconfortables pendant plusieurs heures, fit Leander. Elles n’ont pas l’habitude des visiteurs.
À quatre pattes dans le cylindre de transfert derrière Charles, je faillis me cogner à un vieil arbeiter revêtu d’une croûte de poussière. Il flottait dans un coin, de la taille et de la couleur d’un vieil ours en peluche trop cajolé, son antique capteur en forme de torque spiralant avec un léger grincement tandis qu’il nous examinait curieusement.
— Cette unité a besoin de réparations, gémit-il d’une voix étouffée.
Charles pivota dans le sas pour le regarder. Pour la première fois depuis des semaines, je souris au souvenir du Très Haut Médoc. Il me rendit mon sourire en grimaçant parce que sa peau tendue tirait sur les plaques nanos de sa nuque.
— Nous devrions nous occuper un peu mieux de nos orphelins, me dit-il.
Hergesheimer pesta contre l’absence de ports adéquats pour les capteurs. Stephen ordonna à un petit arbeiter préleveur d’échantillons d’en percer quelques-uns. Nous avions apporté des nécessaires de réparation et la plupart des arbeiters de la station étaient en cours de rénovation ou de remise à jour. Galena Cameron coordonna les capteurs et les télescopes, assise toute seule au milieu d’une salle cubique glacée. Elle fit des essais avec des données et des objectifs simulés.
Pour le moment, je n’avais pas grand-chose à faire. J’aidai Leander en m’installant dans la salle de commande principale, en forme d’étoile, de la station pour surveiller de près les indicateurs de pressurisation. Nous ne pouvions pas faire confiance aux systèmes de sécurité tant que les mises à jour n’étaient pas terminées. J’occupais l’une des pointes de l’étoile. Charles dorlotait le penseur LQ à une autre pointe. Il se pencha pour me regarder, les cordons optiques attachés derrière sa tête, en me disant :
— Il est déréglé.
— Qu’est-ce qui est déréglé ?
— Le penseur. J’aurais dû lui donner une tâche de concentration avant notre départ. Il est perdu quelque part, en train de réfléchir à des choses dont nous n’aurons jamais besoin.
— Tu peux le faire revenir ? demandai-je.
— Naturellement. Il me faut simplement un peu de temps pour ramener toutes ses brebis au bercail. Et ton rehaussement ?
— Ça tourne. J’ai fini par le maîtriser, je crois.
— Excellent.
Il regardait le mur derrière moi comme s’il y avait quelqu’un. J’avais du mal à ne pas me retourner, malgré ma certitude que nous étions seuls.
— Casseia, me dit-il, je ne sais pas où tout cela va me conduire. Chaque fois que je guide le LQ, il a une réaction différente. Il n’est vraiment pas…
Il semblait avoir du mal à trouver le mot. Il agita les doigts en l’air.
— Agréable ? suggérai-je.
— Trop agréable, peut-être, au contraire. C’est comme quelqu’un qui se laisse glisser peu à peu dans une mauvaise accoutumance. Ou qui débarque dans une soirée tapageuse où il n’y a que des génies dingues. Il y a toujours quelque chose de délicieusement enchanteur, la solution à tous les problèmes…
— C’est fait pour te plaire, murmurai-je.
— Précisément. C’est mon point faible. J’en redemande, et les parties réelles s’enfuient comme des fantômes, en ne laissant derrière qu’une sensation d’achèvement. Le LQ est à la poursuite de différentes sortes de réalités, des choses qui ne sont pas toujours utiles à un cerveau humain. Des tangentes mathématiques que nous n’explorerons jamais, des logiques qui nous font mal en réalité. Il faut que je me surveille si je ne veux pas revenir un jour déphasé, totalement inutile, à toi comme aux autres.
— Tu nous seras toujours utile, lui dis-je pour le rassurer.
— Pas nécessairement. Mais il y a une chose que je voulais te demander… Est-ce que je peux focaliser sur toi ? Je n’ai rien d’autre, en fin de compte, que mon travail et toi. Focaliser sur le travail est quelque chose de récurrent et de non productif.
— Qu’est-ce que tu entends par focaliser ?
— Avoir un but. Quelque chose de vrai à apprécier.
Sa demande me perturbait grandement. Je décidai qu’il y avait une question à poser sans attendre, aussi gênante qu’elle pût être.
— Tu ne chercherais pas à me faire des avances, par hasard, Charles ?
— Non, non. (Un pli barra son front et il détourna de nouveau les yeux.) J’ai besoin d’une solide amitié pour me soutenir. J’espère qu’il n’y a aucune équivoque là-dessus. (Il prit une inspiration profonde.) Casseia, ce serait trop horrible de ma part si je profitais de la situation… Tu es encore en deuil.