— Nous l’avons raté de soixante milliards de kilomètres, murmura-t-il.
Puis il ajouta aussitôt d’une voix admirative :
— Pas mal pour une première approximation.
Son visage s’assombrit alors, et il murmura :
— Mais ce n’est pas une partie de fer-à-cheval. Nous sommes à une distance de cinquante-quatre milliards de kilomètres de l’orbite de la planète la plus excentrée.
Il examina ses appareils, hocha la tête avec un froncement de sourcils et déclara gravement :
— Mes amis, ce n’est peut-être rien en regard de ce que nous venons d’accomplir, mais… il y a sept planètes dans notre système cible, dont trois énormes géantes gazeuses, très jeunes, de deux à cinq fois plus grosses que Jupiter, et quatre petits mondes rocheux bien plus près de l’étoile. Au milieu, il y a toute la place voulue, au bon endroit pour que l’orbite soit confortable, sans autre obstacle qu’une ceinture d’astéroïdes très diffuse. Mais tout cela ne signifie rien si nous ne faisons pas une légère correction.
Hergesheimer se tourna vers moi en déglutissant très fort. Il hocha de nouveau la tête, comme pour reconnaître que cela valait bien qu’on perde une petite partie de son imperturbabilité.
— Charles ? interrogea Leander.
— Le LQ est en train de calculer les corrections et les extrapolations. Nous repartirons dans cinq minutes.
À l’intérieur de Phobos, quelque chose bougea avec un grognement de basse qui semblait monstrueusement vivant. Les murs isolés de la station vibrèrent. Tout le monde, à l’exception de Charles, échangea des regards inquiets.
— Nous avons déjà entendu ce bruit, en moins fort, nous dit Stephen Leander. Ce satellite a été un peu trop bousculé ces temps derniers. Il est soumis à différentes contraintes structurales.
— Et ce n’est pas fini, renchérit Cameron.
— Il ne devrait pas y avoir de problème, nous assura Stephen. Les forces enjeu sont minimes. C’est vrai que le bruit est impressionnant.
Cameron se rapprocha de moi.
— Il y a une salle de repos avec vue directe, déclara-t-elle. Les mineurs ont dû l’ajouter avant la dernière mise à jour des plans. J’ai envoyé un arbeiter faire un peu de ménage et voir si la coupole blindée s’ouvre bien. Le docteur Hergesheimer n’a plus besoin d’aide jusqu’à notre arrivée. Tout fonctionne automatiquement à présent. J’aimerais faire l’expérience du déplacement en direct, mais pas toute seule, de préférence. Vous croyez qu’ils ont besoin de vous ici ?
Charles semblait indifférent, mais je ne voulais pas le quitter.
— Vous pouvez y aller, lui dis-je. Je reste ici.
Cameron me lança un regard vif, plein d’attente, puis s’éloigna à reculons, pivota avec la grâce experte d’une Ceinturière et prit une galerie menant à la surface.
— Elle est jeune, nous dit Hergesheimer. Je ne me sers plus jamais de télescopes optiques. Ça ne sert à rien. Les yeux ne voient rien.
— J’aimerais bien observer en direct, moi aussi, déclara Stephen. Nous irons jeter un coup d’œil quand le déplacement sera terminé.
J’avais toujours du mal à accepter l’immensité de l’espace qui nous entourait, les centaines de milliers d’étoiles, les nuages de gaz et de poussière.
La distance ne compte pas. La distance ne représente rien d’autre que des variations de simples descripteurs.
— Vous vous sentez bien ? me demanda Stephen Leander.
Je secouai la tête. Mes joues étaient mouillées. De petites larmes sphériques tombèrent lentement à mes pieds sous la faible gravité de Phobos.
— Mélancolique ? demanda Charles en se tournant vers moi.
Son visage était extraordinairement paisible, anormalement détendu et indifférent. Je compris que la question de Stephen l’avait tiré de sa concentration.
— Non, murmurai-je. Question d’échelle. Un peu perdue. Je ne sais pas ce qui est encore capable de m’impressionner.
Charles détourna son visage, les yeux hagards.
— Faire une erreur, voilà ce qui peut encore nous impressionner, dit-il d’une voix tranquille. Le pincement de la destinée.
Encore cette expression, qu’il avait plusieurs fois niée. Je fis face à Stephen et pressai un doigt, un peu brutalement, sur sa poitrine. Je murmurai dans un souffle :
— Ce n’est pas la première fois que j’entends ça. Vous prétendiez que ce n’était rien.
— C’est Charles qui l’a dit, pas moi, fit-il avec un haussement d’épaules. De drôles de choses lui échappent quand il est relié au LQ.
— Et vous ne savez pas ce qu’il entend par là ?
Il secoua la tête, légèrement narquois.
— Je croyais le savoir, à un moment, il y a des années.
— Et alors ?
— Nous invoquions ensemble le pincement de la destinée pour qu’il dissipe certaines contradictions par rapport à la logique. Et aussi pour qu’il nous explique pourquoi nous ne pouvions pas voyager dans le temps hormis le fait que le voyage instantané dans l’espace affecte notre position dans le temps. Le problème semblait classique et quelque peu naïf, et pourtant… c’était aussi simple que ça.
— Qu’est-ce qui était aussi simple ?
— Avec votre rehaussement, vous devez être capable de voir les problèmes.
— Voyager à des vitesses éclipsant celle d’un photon est une quasi-impossibilité logique dans un univers causal.
— Il y a plus d’un siècle que personne ne se soucie de la notion d’univers causal, murmura Stephen. Mais la théorie des descripteurs éclaire tout sous un angle différent, même si la cause et les effets se limitent en dernière instance aux règles qui gouvernent les interactions entre les descripteurs.
Ce que je comprenais, dans tout cela, c’était que l’ensemble des phénomènes extérieurs, l’ensemble de la nature ne représente qu’une sorte de variable dépendante résultant de la fonction descriptive. Mais je m’étais perdue dans l’abstraction mathématique et il fallait maintenant que je rebrousse chemin.
— Y a-t-il une contradiction logique ou non, finalement ? demandai-je.
— Les règles de la fonction descriptive sont la seule vraie logique, me répondit Charles. Nous n’avons pas besoin du pincement de la destinée.
— Qu’est-ce que c’était au juste ?
— Nous ne l’avons jamais découvert, me dit-il en secouant la tête avec réticence. Je ne sais pas pourquoi il en a parlé.
— Mais c’était quoi ? insistai-je.
— Une variante de la vieille théorie des univers multiples. Nous pensions qu’en déplaçant une masse de manière instantanée vers un point situé en dehors de sa sphère d’information, nous ne ferions que reconstituer sa masse dans un univers différent du nôtre. Mais nous n’avons pas la preuve que les mondes parallèles existent.
Charles murmura alors :
— Stephen, je n’aime pas trop ça. Le LQ se tourne vers trop de vérités.
Leander fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Attends, fit Charles d’une voix faible.
Sa main se dressa. De derrière sa couchette, instinctivement, je la saisis dans la mienne. Il soupira, me serra douloureusement les doigts et murmura :
— Merde. On a raté quelque chose.
Hergesheimer, qui l’écoutait le front plissé, demanda :
— Vous savez de quoi il parle ?
— Faites rentrer Galena, dit Charles. Dépêchez-vous. Ne la laissez pas regarder dehors.
Hergesheimer s’éloigna rapidement dans la galerie.
— Est-ce que je peux t’aider, Charles ? demandai-je sans lui lâcher la main.