— Le LQ a trouvé un mauvais chemin. Que personne ne regarde dehors.
Je sentis une secousse sans direction particulière. De ma main libre, je m’agrippai au dossier de la couchette de Charles. Leander devint flou, environné d’ombres. Il sembla disparaître à moitié dans un coin. Ses lèvres remuèrent mais il ne parla pas, ou c’est moi qui ne l’entendis pas. Un bruit ressemblant à une plainte arriva derrière moi et m’enveloppa comme une nuée de moucherons dans une crèche pleine de bébés affamés. Boum boum boum. J’avais l’impression de me cogner sans cesse à moi-même tout en demeurant sans bouger. Je n’étais pas plusieurs mais unique. J’eus un aperçu de ce qui m’arrivait lorsque je vis des formes retomber autour de Stephen. Il semblait entouré d’images de ballons qui se dégonflaient en se plaquant à lui avec un bruit de succion, ce qui le faisait bondir et trembler. Les lignes d’univers entraient en collision par inertie. La cabine se remplit d’images affaissées du passé, mais tout cela, naturellement, était incohérent.
Je me tournai vers les moniteurs et vis des fantômes d’images optiquement et électroniquement inadaptées, des images qui ne pouvaient être réassemblées correctement à partir de leur codage initial. Les mathématiques ne fonctionnaient plus. La physique de nos appareillages était dépassée. Nous étions aveugles, incapables de traiter les informations, incapables de réimaginer la réalité.
La plainte devint plus forte et plus aiguë. Toujours en collision avec mes moi antérieurs, je perçus néanmoins la direction du bruit et me retournai pour lui faire face. La salle en forme d’étoile faisait des angles insensés. Je reconnus une forme et vis le visage de Hergesheimer transformé en représentation cubiste à facettes comme dans la vision d’une mouche. Le visage devint celui de Galena Cameron. J’eus la force de bâtir une hypothèse selon laquelle Hergesheimer tenait Galena pour l’empêcher de tomber et c’était elle qui émettait le bruit plaintif, les yeux fermés, les mains flottant autour de son visage comme des animaux familiers en quête d’une caresse.
Les lèvres de Hergesheimer formèrent des mots : « Je n’ai pas regardé. »
Puis : « Dehors. »
Et : « Elle oui. »
Stephen s’était déplacé. Je n’arrivais pas à le situer parmi tous ces angles divergents. Je tenais toujours la main de Charles dans la mienne. Ses doigts, noués aux miens, m’étaient devenus totalement extérieurs. Il tenait un inverse de ma main. Mais cela n’avait pas d’importance.
Le tout éclata. Le bruit fut horrible, à faire grincer l’âme. Mes os et mes muscles me donnaient l’impression d’avoir été pulvérisés puis reconstitués.
Des gouttes de sang flottaient dans l’air. Je pris une inspiration profonde et faillis suffoquer en les happant. Quelque chose comme un rasoir m’avait tailladé la peau en longues estafilades peu profondes. Mes vêtements eux aussi étaient lacérés. Les surfaces intérieures de la salle étaient hachurées comme si un fléau à pointes dures les avait battues dans tous les sens. Leander gémit et porta les deux mains à son visage. Il les retira ensanglantées. Hergesheimer serra Cameron contre lui. Elle se laissa faire, passive. Elle était lacérée, ensanglantée elle aussi.
Charles me lâcha. À l’endroit où nos mains avaient été en contact, il n’y avait aucune marque. Mais le dos de la mienne semblait avoir servi à un chat pour se faire les griffes, sauf aux endroits recouverts par ses doigts.
L’intérieur de la salle était glacé. L’électronique et les moniteurs ne fonctionnaient toujours pas. Mais ils se remirent subitement à marcher. Nous revîmes les étoiles ainsi que la clarté d’un soleil beaucoup plus proche.
Pendant un moment, personne ne dit mot.
— Il faut nous soigner, déclara enfin Stephen en inspectant ses deux mains et ses vêtements ensanglantés.
Nous avions apporté le nécessaire médical de la navette. J’allai le chercher. Tout le monde semblait attendre de moi que je prenne l’initiative et que je me transforme en infirmière.
Autrement, me disais-je, je risquais de finir comme Galena, aussi molle qu’une poupée de chiffon, les yeux clos, les lèvres serrées dans une énigme sans fin.
À mon retour, Stephen était plongé dans une conversation avec Charles. J’appliquai les nanos médicales d’un flacon directement sur leurs plaies avec une éponge stérile. Tout le monde se dépouilla de ses vêtements pour recevoir des soins. Hergesheimer s’occupa de déshabiller Galena, qui ne résista pas. Nous nous frottâmes mutuellement, rassurés par le seul contact des autres, plongés dans une orgie de tendresse curative.
Je passai l’éponge à grands coups rapides sur le visage et les bras de Charles, qui avait les yeux fermés, ravi de mes attentions.
Hergesheimer avait installé Galena dans un filet de suspension. Elle s’était laissée flotter lentement dans le creux.
— Où sommes-nous ? demanda l’astronome.
— Là où nous voulions être, répondit Charles.
— Qu’est-ce qui a cloché ? voulut savoir Hergesheimer.
— Le LQ nous a fait passer par un mauvais chemin, expliqua Charles. Il n’a pas pu se désengager totalement de certaines vérités contraignantes. Je regrette. Ça ne doit pas être une explication.
— Nous sommes passés par un univers différent ? demanda Stephen Leander.
— Je ne crois pas. C’est plutôt en rapport avec les modifications de notre géométrie ou l’altération des lignes d’univers bosoniques. Les photons ont acquis une légère masse.
— C’est quelque chose que nous pouvons comprendre ? demanda Stephen.
— Peut-être pas, fit Charles.
— Sommes-nous endommagés ? De façon permanente ?
Stephen savait quelles questions il fallait poser à Charles, notre oracle auprès du LQ. Je ne disais mot. Je me contentais d’écouter. Galena paraissait endormie. Hergesheimer se tenait à l’une des pointes de la chambre en forme d’étoile. De l’endroit où j’étais, je le distinguais à peine. Ses pieds touchaient le sol avec la légèreté d’un galet au bord d’une rivière. Ses yeux semblaient inertes, à moitié éteints.
— Les photons pénètrent la matière, mais pas très profondément. Seuls certains d’entre eux ont acquis de la masse, d’une manière incomplète. (Charles me regarda, puis se tourna vers Stephen.) Le LQ ne comprend pas, et moi non plus. Je pense que nous ne devrions pas perdre notre temps à essayer pour le moment. Cela ne se reproduira pas.
— Qu’en sais-tu ? demanda Stephen en se rapprochant de lui pour le fixer d’un regard intense.
— Le LQ a eu peur, expliqua Charles. Il n’examinera plus ces vérités.
Nous lavâmes de notre mieux les gouttes de sang et changeâmes de vêtements tandis que Hergesheimer travaillait seul sur ses instruments. Dans la galerie qui menait à la plate-forme de la navette, j’arrêtai Stephen pour lui demander :
— Savez-vous ce qui ne va pas chez Galena ? Elle dort encore.
— Je n’ai que des hypothèses, me répondit-il.
— Elle va s’en tirer ?
— Je l’espère bien.
— Pourrons-nous faire ce qu’il y a à faire ?
— Demandez ça à Hergesheimer. Je m’inquiète un peu pour le retour. Charles est épuisé. Nous sommes tous sur les nerfs. Quatre heures se sont déjà écoulées.
Il essaya de dégager son bras de ma main, mais mes doigts se refermaient sur lui comme des serres. Il fit la grimace.
— C’est fichu, n’est-ce pas ? Nous ne pourrons pas déplacer Mars.
Il déglutit et secoua la tête, refusant d’affronter l’évidence.
— Charles dit que ça ne se reproduira pas.
— Mais le risque, Stephen.
— C’est horrible, admit-il en détournant la tête. Absolument horrible.