— Pourquoi ressens-tu toujours le besoin de t’excuser devant moi ?
— Parce que je n’arrête pas de te coller sur le dos des problèmes de plus en plus lourds. J’aurais tellement voulu te faciliter les choses, m’occuper de…
— Bon Dieu, Charles !
Je me redressai tout en essayant de me propulser d’un coup de talon, mais il tendit la patte et me happa la cheville comme un chat, en me ramenant vers le bas en un arc brutal. Je cognai le sol, mais il m’avait évité une bosse à la tête.
D’un geste horrifié que je regrettai immédiatement avec honte, je me dégageai.
Il eut à son tour un mouvement de recul, les yeux plissés. Puis il retourna à son fauteuil et fixa les câbles optiques derrière sa tête. Il était devenu expert. Il n’avait plus besoin qu’on l’aide.
Charles nous ramena chez nous, dans l’orbite de Mars, comme si rien ne s’était passé. Par liaison directe, on nous attribua une nouvelle aire d’atterrissage à la station de Perpetua, cinq cents kilomètres à l’est de Préambule, au pied du plateau de Kaibab.
Charles avait demandé qu’une antenne médicale soit prête à s’occuper de Galena Cameron. Puis il désactiva le pinceur et nous nous préparâmes à quitter le satellite.
Honteuse de ce qui s’était passé entre nous, je l’aidai à défaire ses câbles et à transporter le penseur et l’interprète à bord de la navette. Nous échangeâmes peu de paroles. Les yeux de Galena étaient fixés sur moi tandis que j’aidais Stephen Leander à guider son corps sans réaction vers la navette. Elle se raidit légèrement lorsque nous bouclâmes son harnais sur sa couchette puis demanda :
— Est-ce que mes yeux ont changé de couleur ?
Je ne me souvenais pas vraiment de la couleur de ses yeux avant, mais je lui répondis que non.
— Vos yeux sont tout à fait normaux, affirmai-je.
Elle frissonna.
— Le docteur Hergesheimer est vivant ?
— Nous allons tous très bien, Galena, lui dit Stephen.
Hergesheimer se pencha au-dessus de sa couchette, la tête en bas, les pieds au sommet de la cabine des passagers.
— Nous nous sommes fait du souci pour vous.
— Je ne pense pas être ici depuis très longtemps, murmura-t-elle, toujours frissonnante. Je sais que je ne dormais pas. Avons-nous des résultats ?
— Nous avons ce que nous étions venus chercher, murmura Hergesheimer. Mais c’était une chasse aux chimères, en fin de compte, ajouta-t-il en me regardant. Nous ne pourrons pas y retourner.
— À cause de moi ? demanda Galena, saisie de détresse.
— Mais non, ma chérie, répliquai-je. Ce n’est pas à cause de vous.
Ti Sandra Erzul et son entourage, incluant tous ceux qui étaient au courant de nos projets, arrivèrent à Kaibab et à Préambule. Charles, Stephen, Hergesheimer et moi fîmes les présentations dans l’annexe du labo. Ti Sandra s’assit du côté gauche de la grande table, flanquée d’un arbeiter médical et de trois gardes de la sécurité armés jusqu’aux dents. La présidente, qui avait perdu douze kilos depuis notre dernière rencontre, semblait alerte mais distante. Sur le chemin de l’annexe, elle m’avait confié :
— Je suis passée très près de la grande faucheuse, Cassie. J’ai vu ses yeux et j’ai fait une partie de canasta avec elle. Ne m’en veux pas si mon regard est un peu spectral.
Je laissai parler Hergesheimer le premier. Il nous présenta une vue tristement éclairée du nouveau système stellaire.
— Le choix est splendide, conclut-il. Une planète placée entre ces deux apsides (il éclaira deux points à l’intérieur et à l’extérieur d’une bande elliptique en grisé) recevrait assez de lumière et de chaleur pour devenir un paradis. Même Mars.
Les visages s’assombrirent de plus en plus tandis que je racontais les difficultés de la deuxième partie du voyage. Ti Sandra frissonna.
— Charles m’a assuré qu’une telle chose ne se reproduirait plus jamais, poursuivis-je. Mais je suis obligée d’avoir un point de vue plus prudent.
Ti Sandra hocha la tête avec réticence.
— Quels que soient nos problèmes actuels avec la Terre, conclus-je, nous ne pouvons pas, à mon avis, adopter la solution extrême. Il faut trouver autre chose.
Stephen baissa les yeux et secoua la tête. Charles prit la chose avec sérénité.
— Nous devons faire confiance à tous les intéressés, dit-il. Je vous ferai parvenir un rapport technique sur le double transfert, mais je ne vois pas l’utilité d’entrer dans les détails dès à présent. Nous avons accompli notre mission, mais nous nous sommes heurtés à un problème majeur. Nous avons tous été traumatisés, et une personne de notre groupe souffre de désorientation profonde. Jusqu’à ce que nous ayons tous repris confiance, je suis du même avis que la vice-présidente.
Un soupir de soulagement se fit entendre dans l’assemblée.
— J’aimerais qu’il y ait d’autres essais, fit Ti Sandra, vers qui tous les yeux se tournèrent. Combien de temps faudrait-il au Mercure pour gagner un astéroïde non revendiqué ?
— Il faut d’abord en trouver un de taille suffisante, puis l’accoster et l’aménager… réfléchit à haute voix Stephen en faisant rapidement des calculs sur son ardoise.
— Deux mois au minimum, déclara Charles en le court-circuitant. Il est presque certain que d’ici là nos problèmes avec la Terre seront résolus d’une manière ou d’une autre.
— Si les choses évoluent si vite, déclara Ti Sandra, il serait peut-être trop dangereux de kidnapper quelques astéroïdes. (Elle médita un instant, pesant les différentes options, et secoua la tête.) Non, on ne peut pas courir ce risque.
Charles nous regarda tour à tour comme un petit garçon timide.
— Je ne pourrai jamais vous remercier assez pour ce que vous venez tous d’accomplir, murmura Ti Sandra.
— Nous avons le sentiment de leur avoir failli, nous dit Stephen tandis que l’entourage de la présidente se préparait à quitter la salle.
Ti Sandra demeura quelques instants en arrière, appuyée contre le bord de la table. Je me rapprochai d’elle. Elle me serra dans ses bras.
— Quel effet ça te fait de créer l’histoire ? chuchota-t-elle.
— Effrayant, répliquai-je sur le même ton. Certaines choses qui nous sont arrivées… je ne peux même pas les décrire.
— J’aimerais bien essayer, un jour, fit-elle avec un regard de conspiratrice. Mais je suis d’accord avec toi. Pas Mars. Pas tant que les choses sont ce qu’elles sont.
— Ça n’a jamais été autre chose qu’un rêve fumeux, nous dit Charles. Tu n’es pas d’accord, Casseia ?
Je ne savais que répondre. Ti Sandra fit un pas en avant, les jambes fermes mais la démarche lente, et leur serra la main.
— C’est énorme, ce que vous avez fait, dit-elle d’une voix sonore et maternelle qui donna aux mots un impact dépassant le simple cliché. Mars ne saura jamais vous en être suffisamment reconnaissante, ajouta-t-elle en me prenant la main pour la serrer avec effusion dans les siennes. Elle ne le serait d’ailleurs sans doute pas, même si elle était au courant.
— Nous commencions à avoir du mal à être tous d’accord, reconnut Stephen.
— Il est difficile de bien mesurer la situation où nous sommes, murmura Ti Sandra.
— Cette situation existe toujours, fit Charles en se penchant en avant, les mains nouées. Nous avons appris un certain nombre de choses intéressantes au cours de ces dernières heures. Il y a pas mal d’activité en ce moment sur la Lune.
— Lieh vient de m’annoncer que les autorités de la Terre ont pris le contrôle de la Fosse à glace, déclara Ti Sandra. Qu’est-ce que ça signifie ?