— Allons au labo central, proposa Charles. Si la présidente se sent assez bien pour…
— Je crois pouvoir tenir encore quelques heures, murmura Ti Sandra. Montrez-nous le chemin.
Au cœur de Préambule, le labo central occupait une immense chambre d’un demi-hectare de superficie, divisée en trois espaces par de lourds rideaux d’acier. Le plafond gris foncé formait une voûte de dix mètres de haut à son sommet, aux lignes brisées par des rails de lumière concentrée et des conduits de supports de vie.
Le plus petit des trois espaces de travail était aussi le plus important. Situé près de l’entrée, il était à l’opposé des générateurs blindés. Charles passa le premier. Stephen le suivit, encadré par Ti Sandra et moi.
Nehemiah Royce, Tamara Kwang et Mitchell Maspero-Gambacorta occupaient des sièges devant une table où étaient posés deux LQ munis de leurs interprètes au complet. Je ne les avais jamais vus avant. Ils n’étaient installés que depuis peu.
— Nous venons d’achever leur éducation et leur mise à jour, nous dit Tamara en nous jetant un regard incertain. Ils ont été informés.
Elle avait plusieurs correcteurs nanos sur la tête. L’idée était qu’elle devait remplacer Charles en cas d’urgence.
— Parfait, déclara ce dernier. J’aimerais montrer à la présidente et à la vice-présidente ce que nous savons sur la Fosse à glace.
Tamara et Nehemiah travaillèrent quelques instants à susciter des affichages contrôlés par l’interprète. Nous eûmes droit à des graphiques, des cartes et des icônes mettant en évidence des fluctuations en quantités jusqu’à présent inexpliquées. Une image vidéo, cependant, était particulièrement claire. Elle montrait, en couleurs et en trois dimensions, une grande salle remplie d’hommes, de femmes et d’arbeiters chargés de matériel.
— C’est une liaison directe, un transfert optique, expliqua Charles. La Fosse à glace contient un espace de Pierce géant. C’est le pinceur que William Pierce a créé par accident. Il s’agit d’une version plus grosse que la nôtre, et toute faite. Cette vue nous montre un laboratoire situé juste à côté de la Fosse à glace.
— En direct ? demanda Ti Sandra.
— Presque comme si on y était, fit Royce en souriant.
— Est-ce qu’ils savent que nous les regardons, et avec quoi ? demandai-je.
— Nous faisons en sorte qu’une partie du bouclier qui protège la Fosse à glace ait des propriétés optiques, expliqua Charles. L’espace de Pierce – le pinceur – transmet des images et des sons directement à notre pinceur. Ils ont creusé une grande cavité à proximité de la Fosse à glace, pour en faire un centre de recherche. Ils ne savent pas que nous les espionnons.
— La région de la Fosse à glace et tous nos espaces de Pierce sont confondus, expliqua Nehemiah. Tous les pinceurs, en essence, sont coexistants.
— Ces pinceurs…, commença Ti Sandra.
— Nous les appelons ainsi quand ils nous servent à ajuster la réalité. Celui de la Fosse à glace paraît plus gros que les nôtres, mais ça n’a pas d’importance. Ils sont tous coterminaux et continus.
— Ils sont un bon exemple de l’identité de tous les éléments non décrits de la matrice de flux de données, fit Nehemiah.
— Voilà qui explique tout, murmura Ti Sandra.
Nehemiah s’obstina.
— Les pinceurs restent non décrits, complètement vierges. Ils peuvent devenir n’importe quoi.
— Ne nous écartons pas de l’essentiel pour le moment, nous dit Charles. On dirait qu’ils connaissent l’importance de la Fosse à glace et qu’ils savent ce qu’on peut en faire. Regardez ça. (Il indiqua plusieurs cubes aux arêtes arrondies suspendus dans des enchevêtrements de sangles.) Des penseurs de haut niveau. L’un d’entre eux au moins est un LQ. Mais nous n’avons jamais vu de penseurs comme ceux-là. Probablement très puissants.
— Plus subtils et multiplexes que ceux que nous sommes capables de fabriquer, estima Nehemiah.
— S’il faut qu’ils aillent sur la Lune pour utiliser la Fosse à glace, cela signifie qu’ils n’ont pas pu fabriquer de pinceur, fit remarquer Stephen.
— Possible, répliqua Charles, mais ils occupent peut-être simplement la Fosse à glace pour en interdire l’accès à d’autres. Nous pourrions savoir tout de suite l’étendue de leurs connaissances, si vous nous y autorisez.
Ti Sandra parla à voix basse à l’un des gardes, qui s’écarta pour transmettre un ordre sur son ardoise.
— Comment ? demanda-t-elle en se tournant de nouveau vers nous.
— S’ils savent que nous sommes en liaison directe, c’est qu’ils reçoivent nos signaux et qu’ils sont à l’écoute, en quelque sorte, en ce moment même. Nous avons fait la même chose, au début, pour essayer de comprendre la nature d’un pinceur. Nous pourrions nous servir de la Fosse à glace comme d’un résonateur pour leur faire parvenir un message.
Lieh entra à ce moment-là dans la vaste salle et vint se placer à côté de Ti Sandra. Stephen lui expliqua rapidement la signification de l’image et ses implications.
— Que leur dirions-nous ? demanda Ti Sandra.
— Si nous avons renoncé complètement à quitter le Système solaire, il faut reprendre immédiatement les négociations avec la Terre, au vu et au su de tous, suggéra Charles. Nous pourrions utiliser cette liaison comme canal, elle est plus rapide et plus efficace, mais… nous risquons de les alarmer encore davantage.
Ti Sandra fit la grimace.
— Si nous leur parlons, si nous les assurons du caractère pacifique de nos intentions, vous pensez que ce sera suffisant ? Pourquoi nous croiraient-ils, après ce qui s’est passé ?
— Il faut qu’ils nous croient. Dans le cas contraire, nous sommes perdus. Quelqu’un finira par déclencher une action préventive contre l’autre.
Ti Sandra renifla dédaigneusement.
— Une action préventive… Cette expression… Ça pue le XXe siècle.
— Il serait bon, aussi, de les laisser croire que nous maîtrisons parfaitement Préambule, continua Stephen. Qu’il n’y a pas chez nous de factions ni de dissidents possédant les mêmes connaissances.
Ti Sandra hocha la tête en direction de Lieh.
— Je crains que Point Un n’ait pas de très bonnes nouvelles à nous annoncer. Où en est la situation, Lieh ?
— C’est la pagaille sur la Terre. Ils sont paralysés par des référendums sans fin. Tous les syndics et les membres des conseils des quatre grandes alliances ont été rappelés. Les ambassadeurs aussi, pour consultation.
— Ils préparent la guerre ? demanda Charles.
— C’est peu probable, indiqua Lieh. Il ne s’agit pour l’instant que de confusion. Ceux qui ont donné le feu vert à la Suspension – probablement les syndics en chef de la GAEO – ont déclenché un cyclone. Cela s’aggrave d’heure en heure. Nous recevons des millions de messages de Terros qui nous proposent leur aide, et encore plus de ceux qui expriment leur terreur absolue.
— Quelqu’un est capable de gouverner dans tout ça ? demanda Ti Sandra.
— Au niveau national, la paralysie est totale. Nous n’avons pas beaucoup d’informations en ce qui concerne les alliances. Elles fonctionnent à des niveaux plus élevés, par vote des instances parlementaires des gouvernements nationaux, plus précisément. Toutes nos mouches sont devenues muettes. Il y a des procédures de recherche sur les réseaux publics et privés. Quelqu’un, à la GAEO, a autorisé le collationnement au niveau des penseurs de toutes les recherches sur certaines combinaisons de sujets. Ils ne vont pas tarder à identifier la plupart de nos sources. En dehors des réseaux publics, nous serons presque aveugles.
— Ils violent leurs propres lois, déclarai-je. Cela en dit long, déjà.