— Ils ne sont pas totalement paralysés, fit remarquer Charles. Quelqu’un continue de financer leur recherche scientifique. À la Fosse à glace, ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Parlez-leur dès que possible, comme vous pourrez, fit Ti Sandra. Que ce soit par liaison directe ou sur les canaux habituels.
— Je voudrais d’abord clarifier un point, déclara Charles. Le nombre de nos options n’est aucunement réduit. Je suis personnellement convaincu que nous pourrions accomplir tout ce qui était prévu à l’origine, sans reproduire les erreurs du voyage d’essai.
— Êtes-vous prêt à parier cinq millions de vies sur votre réussite, Mr. Franklin ? demanda Ti Sandra avec une ironie amère.
— Je ne peux pas faire ça, dit-il.
— Le feriez-vous ? insista Ti Sandra en élevant la voix.
Charles ne cilla pas.
— Je prendrais le pari, dit-il, mais Casseia me disqualifierait sans doute.
— Et pour quelle raison ?
— Parce que je suis trop proche du LQ.
— Mais c’est le penseur – le LQ – qui a commis l’erreur, n’est-ce pas ?
— Ce n’était pas une erreur.
— Je ne sais pas si la pauvre Galena Cameron partagerait votre avis, murmura Ti Sandra.
Elle fit un signe pour qu’on lui apporte un siège et s’y laissa glisser lentement sans quitter Charles un seul instant des yeux. Je l’avais déjà vue dans cette attitude de concentration, mais jamais avec une telle intensité.
— Le LQ a vu là l’occasion de remplir son office d’une manière plus approfondie, expliqua Charles. Il ne pouvait pas se douter des effets que cela aurait sur des observateurs humains. Il n’est même pas capable de nous modéliser efficacement.
— Qu’est-ce qui l’empêcherait de commettre des actes encore plus stupides ? demanda Ti Sandra.
Je vis Charles tiquer, mais il s’abstint de relever l’adjectif.
— Il a immédiatement compris qu’il ne rechercherait plus jamais de vérités, d’aucune sorte, s’il cessait d’exister.
— Je ne comprends pas ce que ça veut dire, fit Ti Sandra.
— Il a appris la peur, tout simplement.
Ti Sandra se laissa aller en arrière, le front plissé, et s’essuya les mains sur les genoux. Puis elle se leva et s’appuya sur mon épaule.
— Je comprends si peu de chose, murmura-t-elle. Mais le roi Arthur n’a jamais compris Merlin, lui non plus, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, lui dis-je.
— Nous avons tant accompli, gémit Charles. Tout le monde a un doigt dans l’engrenage, jusqu’à l’os. Mais il ne faut pas refermer la porte, pour le cas où la Terre tenterait quelque chose de désespéré.
— Tout est en place, déclarai-je. Il n’y a pas de raison de démanteler le dispositif, mais ce ne sera plus notre préoccupation première.
— Et les recherches aréologiques ? demanda Stephen. Tous les autres ballons que nous avons lancés ?
— Nous les laisserons faire leur chemin, répondis-je. Ils sont tous utiles au niveau des connaissances générales.
— Et nous ? demanda Charles, englobant ses collègues d’un geste large de la main.
— Continuez de surveiller la Fosse à glace. Je pense que Lieh devrait travailler avec vous.
— Nous sommes réduits à servir d’espions, fit Charles.
Nous regardâmes les images venues d’un endroit situé à des centaines de millions de kilomètres de nous, où hommes, femmes et arbeiters s’affairaient face à leurs propres mystères. Sur la Lune, une femme vêtue d’une combinaison protectrice noire et épaisse, ridée comme la peau d’un éléphant et destinée, peut-être, à l’abriter des radiations et du froid, s’approcha du centre de notre champ d’observation. Son image se déforma soudain et devint floue. Elle était trop près pour la nouvelle « optique » des descripteurs que les Olympiens utilisaient.
— Que savent-ils ? demandai-je.
— Beaucoup, me répondit Charles. Ils ne seraient pas là dans le cas contraire.
— Jusqu’où pourront-ils aller s’ils maîtrisent la Fosse à glace ?
— Ils pourront faire tout ce que nous faisons. À moins qu’ils n’aient poussé la théorie plus loin que nous, auquel cas ils accompliront davantage.
J’allai faire quelques pas sur un terrain plat et sablonneux, à l’écart des installations de surface de la station. J’étais censée dormir, mais l’aube était déjà là et j’avais la tête trop pleine de toutes sortes de problèmes. Je ne voulais pas prendre quelque chose pour dormir. Je l’avais trop fait ces derniers temps.
J’avais mis une combinaison pressurisée et je m’étais glissée dehors par une galerie de maintenance toute neuve, uniquement fréquentée par des arbeiters. Une fois à l’extérieur, j’avais dirigé mes pas vers une zone caillouteuse, la seule exempte d’aiguilles de lave vitreuses et traîtresses. Mes brodequins résonnaient sur le vernis glacé couleur brun orangé. De hauts nuages cristallins zébraient l’aube, réfractant des éclats d’arc-en-ciel. Il faisait très froid à cette heure-ci – moins quatre-vingts degrés Celsius à l’altitude de Kaibab – mais la combinaison était bien isolée et je me fichais du danger.
Nous avions envisagé de déplacer une planète, de bouleverser la vie de tous ses habitants uniquement pour éviter une confrontation avec la Terre. Cette attitude me semblait être à présent d’une incroyable lâcheté. J’essayai d’imaginer le voyage vers ce nouveau système, à travers des milliers d’années-lumière qui n’existaient pas en réalité, et malgré mon rehaussement qui m’en fournissait les moyens j’avais la certitude, tout au fond de moi, qu’il fallait que ce soit un rêve, un mauvais rêve que nous avions tous fait.
Je plissai les yeux pour contempler l’horizon ouest. Phobos allait bientôt se lever, précédant de peu Deimos. Je m’accroupis sur les cailloux, la tête penchée en avant, fixant la poussière entre mes pieds.
Casseia, Cassie, femme, fille, épouse, n’existait plus. Mes racines avaient été trop de fois déchirées. Je ne pouvais pas, rien qu’en plongeant mes mains dans ce sol pour le remuer, me faire pousser une nouvelle conscience, un nouveau centre de personnalité. Mars n’était pas à nous, pas à moi. Nous venions d’un autre endroit, très éloigné. Nous étions des envahisseurs incrustés sous la surface comme des chiques sous la peau de quelqu’un. Mars appartenait à une biosphère mort-née.
Il n’y avait rien en mon centre. Ni émotion ni enthousiasme. Rien d’autre que le devoir à accomplir.
Mes bras tremblaient. Je fis un effort de volonté pour les en empêcher, mais ne parvins à rien. Je n’avais pourtant pas froid. Mes jambes se mirent à trembler aussi. Mes orteils se crispèrent dans leurs brodequins. La voix de ma combinaison me demanda :
— Vous sentez-vous bien ?
— Non, murmurai-je.
— Cette combinaison n’est pas munie de dispositif médical d’urgence, mais elle peut émettre un signal de détresse si vous prononcez à haute voix le mot « oui » ou si vous serrez le poing droit.
— Non, répétai-je.
— La question vous sera posée toutes les deux minutes tant que vos symptômes ne s’amélioreront pas.
— Non.
Je relevai la tête. Il y avait des gens sur la plaine caillouteuse et le sable. Ils ne portaient pas de combinaison et m’observaient avec curiosité.
Ma mère s’approcha la première et se laissa tomber à genoux devant moi. Derrière elle arrivèrent Orianna, de la Terre, puis mon frère Stan. Il portait son jeune fils dans ses bras. Le visage d’Orianna était sans expression, mais je sentis qu’elle m’en voulait. Si Phobos s’était écrasé sur la Terre, elle serait morte. Reconnaissance spéciale et instantanée de l’énormité de ma culpabilité.