— Qu’avez-vous découvert dans le domaine des communications ? demandai-je.
Mon esprit galopait plus vite que mes pensées. Il fallait que nous repartions très vite, que nous retournions à Kaibab. Je devais m’entretenir au plus tôt avec Charles, alerter la présidente.
— Nous pouvons communiquer instantanément sur de très grandes distances, m’expliqua Crown Niger. Ce n’est pas grand-chose, bien sûr, à côté de ce que votre équipe est capable de faire. Mais nous pensons que ce n’est pas négligeable, et aucun rapport n’indique que vous ayez accompli cette percée.
— Quoi d’autre ? interrogeai-je.
— Sur la Terre, ils semblent croire qu’il y a beaucoup plus… À cause de vous et de votre fichu exhibitionnisme ! s’écria soudain Crown Niger.
Il baissa les yeux et soupira de nouveau, comme sous le coup d’une grande impatience.
— J’ai travaillé dur pour construire un sanctuaire à l’abri de toutes ces insanités, reprit-il. Celles de la Terre, et celles de la République, à présent. J’ai mis toute mon âme et toute ma vie dans ce choix d’indépendance, pour que mon peuple puisse avoir sa liberté.
— Vous vous êtes vendu à la Terre, et vous parlez d’indépendance et de liberté ?
Il fronça les lèvres, comme s’il allait cracher.
— Peu m’importe ce que vous pensez de moi. Il est clair que vous n’avez pas d’honneur. Il n’y a rien en vous de véritablement martien. Vous êtes prête à menacer notre mère à tous uniquement pour vous assurer une victoire politique. Utiliser de telles armes… C’est complètement fou !
— Des Martiens sont morts parce que les Terros ont employé la force. Personne n’a encore péri sur la Terre à cause de nous, que je sache.
— Quelle naïveté ! Vous ne comprenez pas que le simple étalage de votre puissance, de vos capacités, ne peut qu’engendrer la violence ? Et vous entraînez Cailetet dans votre sillage. Nos anciens alliés ne nous reconnaissent plus. Les Martiens prétendent comprendre la politique des nations, mais Mars n’est qu’un village qui a trop grandi et qui est peuplé de simples d’esprit.
— Vous venez de verser un élément nouveau dans l’équation, lui dis-je. Ils sont persuadés que vous serez bientôt aussi puissants et capables que nous.
— Le serons-nous ? demanda-t-il, soudain blême. Sommes-nous sur la même voie ?
Les découvertes auxquelles Cailetet pouvait arriver dans un mois ou dans un an étaient pour le moment sans rapport avec la question.
— Ils ont cherché à enfermer ce génie dans une bouteille depuis le début, il y a des années de cela, murmurai-je.
— Que faut-il que nous fassions ? demanda-t-il.
Je me levai en disant :
— Nous ne contrôlons plus la partie qui se joue en ce moment. Vous ne le sentez pas ?
Il secoua la tête.
— Oui, mais…
— L’Alliance des Alliances connaît certainement vos antécédents. Vos manigances en Afrique, votre association avec Dauble… Comment voulez-vous qu’ils vous fassent confiance ? Vous leur avez été utile dans le passé, mais maintenant… Il faut que je m’en aille, ajoutai-je en secouant la tête.
Aelita II rompit sa liaison avec le penseur de Cailetet. Je m’éloignai et elle me suivit sur son chariot. Lorsque j’arrivai au milieu du dôme, Ahmed Crown Niger bondit sur ses pieds, leva les bras au ciel et se mit à hurler :
— Que pouvons-nous faire ? Dites-le-moi ! Il doit y avoir quelque chose à faire !
Dandy, Meissner et D’Monte me rejoignirent dans la galerie à l’extérieur du dôme. Le maire de Lal Qila les suivait, posant des questions pour essayer de comprendre l’urgence de la situation. Dandy le repoussa gentiment en arrière, la main à plat sur sa poitrine. La mâchoire du maire tomba. Il était indigné de la rudesse de ces manières. Nous le laissâmes avec ses collaborateurs devant l’entrée du dôme. Les cris et les supplications de Crown Niger nous parvenaient encore, résonnants, de l’intérieur.
— Nous retournons à Préambule, ordonnai-je à Dandy. Il faut que je parle à la présidente de toute urgence.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il ne nous reste plus beaucoup de temps.
Plus de temps, plus de distance, plus de hasard.
Septième partie
La crise finale était arrivée. D’une manière aussi claire que la nuit martienne, je savais que la Terre calculerait qu’elle n’avait pas d’autre choix que de mettre fin à l’accumulation des menaces qui pesaient sur elle en s’assurant le contrôle total des nouvelles technologies en notre possession. Tous les progrès accomplis par la Terre, toutes ses thérapies et tous ses raffinements fondraient comme de la grésille mouillée devant la terreur inspirée par notre puissance et notre imprévisibilité.
Une fois dans la navette qui nous éloignait de Lal Qila, j’envoyai un message urgent à Ti Sandra et décidai de mettre Préambule en état d’alerte. Ti Sandra répondit qu’elle m’attendait avec son état-major aux Mille Collines pour un examen approfondi de la situation.
— La jarre de tous les maux est ouverte, Cassie, conclut-elle, et plus personne ne pourra la refermer. L’opération Préambule demeure notre meilleure défense. Dis à Charles que je ferai peut-être bientôt appel à lui et qu’il devra être prêt.
Son visage imprégné d’une lassitude infinie est resté depuis des années dans ma mémoire avec une extraordinaire netteté comme celui d’une personne de pouvoir juste et sensible placée dans une situation de massacre. Je suis hantée par ce visage, si peu ressemblant à celui de la Ti Sandra que j’avais connue au début et que j’en étais venue à aimer comme ma propre sœur.
Le penseur pilote guida la navette au-dessus du plateau de Kaibab tandis que les moteurs ronronnaient paisiblement. Les deux heures que nous avions passées à survoler la surface aride de Mars m’avaient paru interminables. Je regardais par le hublot sans rien voir. Je ressentais ce que devait ressentir une mère en voyant son enfant en danger de mort.
— Que savons-nous sur cette Alliance des Alliances ? demandai-je à Aelita II.
— Ce nom m’intrigue. Mais nous n’en avons pas trace dans nos fichiers.
Ainsi, Point Un et Lieh, malgré tous leurs informateurs et toutes leurs recherches, n’avaient pas réussi à pénétrer jusqu’à l’autorité suprême. Quelle confiance pouvais-je accorder aux paroles de Crown Niger ? L’Alliance des Alliances était-elle vraiment notre croque-mitaine qui dominait la Terre avec ses multicerveaux rehaussés de penseurs et au-dessus des lois ?
Quels que soient ceux qui avaient le contrôle des forces liguées contre Mars, il ne pouvait y avoir de négociations avec des adversaires qui brandissaient ou brandiraient bientôt au-dessus de nos têtes des armes potentiellement mortelles. Le résultat ne serait même pas la guerre, qui a ses règles et son sens des limites, mais un déchaînement de sauvagerie pure et simple.
Dandy Breaker se tourna vers moi, de l’autre côté de l’allée centrale, et se pencha jusqu’aux limites de son harnais de sécurité en disant :
— Nous sommes dans la mélasse, on dirait ?
— Il semble que ce soit le cas.
— À cause de quelque chose que Cailetet a fait ?
— Oui. Ou plutôt non. Nous essayons tous d’attraper le pompon. Nous avons fait des erreurs, nous aussi.
— En déplaçant Phobos, murmura Dandy.
Je me remémorai mon exaltation sur le moment, et mon soudain revirement. Même maintenant, mon pouls s’accélérait à l’idée d’un tel pouvoir, qui m’avait si rapidement libérée de mes fardeaux et m’avait permis de rendre largement la monnaie de sa pièce à Sean Dickinson. Nous ne sommes encore que des enfants. Nous dansons selon nos instincts les plus profonds.