Je restais accroupie derrière mon fauteuil à l’avant, le cœur lourd dans ma poitrine comme si j’étais sur la Terre. Aelita II avait dégagé son chariot du socle derrière moi. Le dossier de mon siège fléchit sur son passage.
La navette continuait son vol comme si rien ne s’était passé. Quelqu’un avait-il eu le temps de déclencher une alarme ? J’étais incapable de rester plus longtemps immobile. Je regardai derrière moi entre deux dossiers.
Une forme sombre déploya des bras et des jambes grêles puis se dressa de toute sa hauteur dans le compartiment arrière au revêtement déchiré. Elle cogna le plafond, retomba légèrement, émit un bruit mécanique aigu et s’avança en glissant à la lueur d’un plafonnier voisin.
Le criquet avait à peu près la taille d’un homme. Sa forme était celle d’un ovoïde vert spiralé, comme la chrysalide d’un insecte géant. Ses pattes à articulations multiples palpaient les sièges et le sol avec une grâce délicate qui me figeait les sangs. Trois yeux d’un noir luisant surmontaient son corps. Au-dessous d’eux, un museau articulé de la minceur d’un canon de fusil pivotait sans cesse comme s’il cherchait quelque chose.
Nanotechnologie bioforme, conçue pour survivre sur Mars et pour tuer.
Je ne pouvais en détacher mon regard fasciné. La machine grimpa sur Dandy, les pattes postérieures levées comme en signe de délicatesse écœurée. Tout mon corps tremblait dans l’attente des fléchettes qui avaient abattu au moins deux de mes gardes, criblés, de toute évidence, par le museau en mouvement.
Machine de décapitation.
La graine de ce criquet avait été introduite à bord à Lal Qila, peut-être avec la complicité d’Ahmed Crown Niger, bien qu’il me fût difficile de croire à une telle traîtrise, même de sa part. Le plus probable était qu’il faisait face en ce moment au même type d’assassin.
La machine semblait réticente à me dépasser. Sachant que j’allais bientôt mourir, je me laissai gagner par une sérénité profonde qui remplaça la nausée que j’éprouvais à voir mes gardes si aisément expédiés. Mais je savais que je les rejoindrais bientôt.
Je réfléchissais à toute vitesse pour essayer de trouver un moyen de survivre. Le penseur pilote devait savoir qu’il se passait quelque chose de très anormal à bord. Il avait dû lancer un signal de détresse. Nous n’étions qu’à quelques minutes de la station.
Avec un sursaut, j’envisageai la possibilité que le criquet veuille s’introduire dans Préambule. Il n’aurait qu’à me tuer, se connecter au penseur de la navette, s’emparer des commandes… et envahir, probablement avec une progéniture nombreuse, le centre de recherche. Je ne pouvais pas permettre une chose pareille.
Je regardai encore la machine durant quelques longues secondes puis je me baissai lentement, dans l’espoir de ramasser l’arme de Kiri, la plus proche de moi. Je n’y parvins pas. Avec un sursaut léger, comme s’il venait de prendre une décision soudaine, le criquet se rua en avant dans l’allée centrale et me poussa de côté avec une force à me donner des bleus. Puis il continua vers la porte qui donnait sur la cabine du penseur pilote.
Vivement, je me penchai sur Jacques et Kiri. Ils étaient morts tous les deux. Je courus vers l’arrière, où gisait Dandy, et le retournai sur le dos. Ses yeux s’ouvrirent. Il gémit. La machine l’avait frappé très fort sur le côté de la tête, mais n’avait pas tiré sur lui.
Je le traînai dans l’allée et le hissai sur un siège. Puis je bouclai son harnais. Sa tête bascula et il me regarda.
— Faut pas qu’il entre dans Préambule…, murmura-t-il.
— Je sais.
Je me tournai vers l’avant et hurlai au penseur pilote :
— Faites-nous descendre ! Tout de suite ! Écrasez-vous au sol !
Dandy secoua la tête.
— Ça ne marchera pas. Dites-lui de se poser en catastrophe.
Le criquet avait expertement découpé son chemin à travers la cloison et la porte verrouillée. À travers la déchirure, je voyais maintenant le penseur dont le châssis était fixé devant les commandes. Le criquet déploya un nouvel appendice et martela le bâti.
— Descendez, bon Dieu ! hurlai-je. Posez-vous ! Posez-vous immédiatement !
La navette fit une embardée et pencha d’un côté. Le criquet fut projeté contre la soute à bagages et les valises des gardes morts tombèrent. Derrière moi, Jacques et Kiri semblèrent retrouver une nouvelle vie. Ils flottèrent au-dessus de l’allée centrale, bras et jambes écartés comme pour voler. Le chariot d’Aelita roula vers l’arrière de la navette, heurtant le cadavre de Jacques avec un bruit mou.
Je ne savais pas si le pilote essayait d’obéir à mes ordres, mais il n’y avait pas d’autre explication aux embardées de la navette, à moins que le penseur n’ait espéré se débarrasser ainsi du criquet.
Celui-ci, cependant, ne lâchait pas prise. Un membre d’insecte chitineux vola devant mes yeux, noir et luisant, mais malgré cette perte le criquet s’accrochait à la cloison avant et continuait de fourrager dans le support du pilote. Couvrant le rugissement des moteurs malmenés, le choc des bagages et l’horrible bruit des cadavres ballottés de tous les côtés, j’entendis un sifflement perçant.
Je me calai dans un fauteuil avec toute la force qui me restait. Jacques glissa à côté de moi en m’aspergeant la jambe de sang. La navette fit une nouvelle embardée au moment où je verrouillais mon harnais.
Avant d’adopter la posture de catastrophe, je jetai un coup d’œil à l’avant et vis que le support du pilote était éventré et vomissait des capsules gélatineuses.
Le criquet était devenu le centre d’un cauchemar spiralant.
La navette s’écrasa.
Mes tibias furent douloureusement projetés contre le dossier devant moi. Durant une période de temps impossible à évaluer, je ne sentis plus rien, puis il y eut un nouveau choc. J’entendis des os craquer et je perdis connaissance, mais seulement un instant. La navette glissait encore et fit un tonneau lorsque je rouvris les yeux, projetée dans tous les sens. Il y eut un bruit de métal et de plastique déchirés, suivi d’un sifflement d’air qui s’échappe. Instinctivement, je fermai les yeux et la bouche puis me pinçai le nez. Je sentis le contact du vide sur ma peau où le sang affluait. Mais les dômes de pression formèrent rapidement leur bulle autour de nos sièges, plaqués hermétiquement au sol, et s’emplirent très vite d’air chaud comprimé dont je sentis le souffle sur mes joues comme si la porte d’un four venait de s’ouvrir.
La navette cessa de se retourner, fit une dernière glissade spasmodique, redressa à moitié le nez et s’immobilisa dans un dernier sursaut.
J’étais toujours harnachée à mon siège, emprisonnée dans ma bulle pressurisée comme un lézard dans une coquille d’œuf caoutchouteuse. Ma cage thoracique était criblée de coups de couteau à chaque inspiration saccadée. Je serrais les dents pour m’empêcher de hurler. Mon champ de vision s’était rétréci à la taille d’un trou de la largeur d’une main. J’étais en état de choc. Je devais lutter pour rester consciente. Je jetai un coup d’œil, à travers la membrane floue, en direction du fauteuil de Dandy. Il était tassé sur le côté. Je ne compris la raison de cette posture que lorsque je m’aperçus qu’il avait défait le haut de son harnais avant de perdre connaissance.
Je ne voyais rien devant moi. Des débris divers m’en empêchaient. Le criquet n’était pas en vue.