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Charles revint avec deux verres épais. Je fis mine de me baisser pour examiner l’arbeiter, battant violemment des cils pour retrouver une contenance.

— Quelque chose ne va pas ? me demanda Charles.

Je secouai la tête avec un sourire faux.

— Il est en si piteux état, murmurai-je en prenant le verre qu’il me tendait.

Charles tendit le cou entre deux épaules noueuses. Il semblait encore moins sûr de moi que moi de lui. Mais il faisait bonne figure. Avec un geste de magicien, il tourna le robinet et fit couler un filet de liquide vermeil dans son verre.

— Ce ne serait pas poli de te faire boire la première, me dit-il en levant son verre. C’est ma famille qui est responsable de l’erreur, après tout.

Il huma le contenu du verre, le fit tournoyer un instant, sourit de faire tant de manières et y trempa ses lèvres. J’observai sa réaction, curieuse de savoir à quel point c’était mauvais.

Il semblait sincèrement surpris.

— Alors ? demandai-je.

— Ce n’est pas si mortel que ça. Pas mortel du tout, même. C’est très buvable.

Il remplit mon verre. Le vin était râpeux au palais. Je dus me forcer à l’avaler, mais Charles avait raison. Il n’était pas si mauvais que ça.

— Nous sommes jeunes, décréta-t-il. Nous survivrons. Si on en décantait un litre ou deux, pour boire ce soir au dîner ?

— Tout dépend de ce qu’il y aura à manger.

— Rien d’autre que ce que nous avons apporté, et peut-être aussi un ou deux trucs que je dégoterai dans les réserves de secours, en cherchant bien.

— Je m’occupe de tout préparer, si tu veux.

— Ce serait super.

Nous dînâmes dans la salle à manger du chef de station, sur une vieille table métallique et dans des fauteuils que personne n’avait songé à emporter. Une musique vieille de dix ans était diffusée en sourdine par le système de sonorisation. C’était un air de kinjee rapide, martelé, qui aurait pu inspirer à mes parents des états d’âme romantiques mais ne me branchait pas du tout. Je préférais les développements. Je n’aimais pas trop les percussions envoûtantes.

Je n’irai pas jusqu’à dire que le vin me libéra de mes réticences, mais il m’apporta un certain apaisement, ce dont je lui fus reconnaissante. La nourriture était mangeable. C’était de la pâte grise vieille de cinq ans au moins – années martiennes, bien entendu –, mais j’avais pu en tirer quelque chose après tout. Charles ne savait plus comment me complimenter. Je dus me mordre la langue pour ne pas lui faire remarquer que c’était la pâte qui était responsable. Il essayait de se montrer le plus gentil possible avec moi, pour me mettre à l’aise. Mon ambivalence était une énigme aussi bien pour lui que pour moi.

Le système de distribution d’air du vieux terrier gémissait et grinçait tandis que nous achevions notre dîner. Au-dehors, nous disait l’affichage du chef de station, la température de surface était tombée à - 80 °C et le vent soufflait depuis un bon moment à 100 km/h. Je ne me faisais aucun souci pour notre sécurité. Nous avions des vivres pour quinze jours. Si nous désirions repartir, le tracteur ne serait arrêté que par une tempête majeure, ce qui n’était pas à l’ordre du jour d’après les bulletins météo des satcoms.

Nous ne courions aucun danger, personne ne savait où nous étions, le vin rendait Charles de plus en plus séduisant à chaque gorgée, et pourtant j’avais toujours cette raideur désagréable dans la nuque.

— Demain, nous irons voir les plaques pelées dans un ancien lit de cours d’eau érodé, me dit Charles.

Il leva son verre pour admirer le liquide vermeil à l’intérieur comme si c’était un cru très rare, fermant un œil pour évaluer la couleur. Voyant mon expression, il se mit à rire. Ce fut peut-être de ce rire que je tombai amoureuse. Il était si désarmant, si gentil… Pas fier pour deux sous, mais pas servile non plus. Et en même temps qu’il riait, il roula comiquement les yeux et leva le menton.

— Qu’est-ce que c’est qu’une plaque pelée ? demandai-je.

— Il y a des fissures naturelles dans le calcaire. Les couches supérieures se séparent du bas, peut-être à cause des vibrations du vent, et se fragmentent. Quelque temps après – disons cent millions d’années –, le gel remplit les fissures et toute la couche supérieure se craquelle et tombe en poussière sous l’effet de l’érosion. Cette poussière s’envole, laissant la couche suivante… complètement pelée, pour ainsi dire.

— Comment se forme le gel, à cette latitude ? demandai-je.

— Le phénomène a cessé il y a environ trois cents millions d’années. Il n’y avait plus assez d’eau. Il y a bien un peu de CO2 en hiver, mais c’est là que se trouvent les fossiles. C’était un bon coin pour découvrir des tests, à une époque.

— Des tests ?

— Des coquillages, si tu préfères. Pas plus gros que ton petit doigt, pour la plupart, mais mon grand-oncle a trouvé un mako d’Archimède intact, juste à cet endroit, en creusant les galeries de cette station. Il faisait trois mètres de long.

— Qu’est-ce que c’est qu’un mako d’Archimède ?

J’avais assez de souvenirs de mes études de biologie martienne pour savoir qu’il s’agissait de la plus grosse créature de l’ère tertiaire de Tharsis, mais j’avais envie d’entendre parler Charles. Il avait une très jolie voix, en fin de compte, et j’adorais qu’il m’explique des choses.

— Une espèce de gros ver articulé, en forme de vis, avec des crêtes hérissées tranchantes comme des rasoirs. Il se vrillait dans la vase du fond océanique pour hacher de petits animaux en lamelles, puis enveloppait les morceaux de filaments digestifs afin d’en sucer la substance.

J’eus un frisson de répulsion délicate. Charles sembla apprécier ses effets.

— Ça ne doit pas être très marrant, si tu es une méduse géante pendant la saison des amours, de te trouver nez à nez avec ce truc-là, dit-il.

Il but le reste de son vin et leva sans un mot le verre dans ma direction, pour me demander si j’en voulais encore.

— Mais je n’en suis pas une, répliquai-je. Alors, pourquoi est-ce que ça me fait froid dans le dos ?

— C’est parce que tu n’es pas habituée à la viande fraîche.

— Je n’en ai jamais mangé. On dit que ça… aiguise les instincts.

Charles leva de nouveau son verre sous mon nez. Je me demandai s’il voulait me soûler. Ce ne serait pas très sportif, d’avoir sous lui une femme à moitié dans les vapes. Cela satisferait-il ses instincts, ou préférait-il avoir la totalité, le corps et l’esprit d’un seul bloc ?

— Non, merci, refusai-je. Ça ressemble trop à du sang.

— Mais du sang veineux, fit-il en posant son verre. J’en ai assez bu, moi aussi. Je n’ai pas l’habitude.

— Je crois que c’est l’heure d’aller au dodo, suggérai-je.

Il regardait obstinément le bout de ses pieds. Me concentrant sur son sourire, je nous imaginai tous les deux sans habits, sans couvertures, dans une chambre à coucher à la température du sang, et je sentis monter en moi une chaleur qui n’était pas entièrement due au vin. J’avais envie de l’encourager, mais il y avait toujours ce je-ne-sais-quoi qui me retenait.

S’il laissait passer le moment, il allait me perdre, et je n’aurais plus à décider si j’acceptais ou non. J’aurais été curieuse de savoir combien de femmes avaient jeté leur dévolu sur Charles et combien de fois – éventuellement – il avait accepté. Ne serait-ce pas véritablement affreux si nous étions tous les deux inexpérimentés ?

— Il y a beaucoup à faire demain, dit-il en détournant les yeux. Je suis heureux que tu aies décidé de venir avec moi. Ça me redonne du poil de la bête.