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Scrutant l’équivalent de deux milliards d’années martiennes, j’aperçus l’écrin à bijoux du passé, aplati comme une couche de peinture, opalescent sur le fond noir des océans siliceux.

Ronds, cubiques, pyramidaux, étirés en longueur. Ils avaient toutes les formes possibles et imaginables. Ils étaient entourés de somptueux appareils ciliaires ou de longues tiges terminées par des ramifications noueuses. Toutes les créatures de l’ancienne mer vitrifiée apparaissaient comme des illustrations dans un vieux livre, émettant des arcs-en-ciel de diffraction tandis que la torche se déplaçait. Je les imaginais s’agitant dans le bouillon primordial, happant et dévorant leurs cousins plus petits.

— Quelquefois, ils se dressaient sur leur tige et se laissaient flotter, me dit Charles.

Je savais déjà cela, mais je ne lui en voulais pas de me le redire.

— Les colonies les plus étendues pouvaient atteindre un kilomètre de largeur, poursuivit-il. Ils s’aggloméraient par plaques et dressaient leurs prolongements pourpres afin de se gorger de soleil.

Je caressai les fossiles de ma main gantée. Ils étaient fermement collés à leur lit de mort. Même à travers les éons, ils étaient coriaces.

— C’est superbe, murmurai-je.

— Ce sont les premiers exemples de bauplan cogénotypé de Foster, m’expliqua Charles. Les spécimens comme celui-ci sont très répandus. Il n’existe pas de spéciation. Tout se fait à partir d’une ébauche génétique reproduite ensuite sous quelques centaines de formes différentes. Il ne s’agit, en réalité, que d’une seule et même créature. Certaines personnes pensent que Mars n’a jamais eu plus de neuf ou dix espèces vivantes au même moment. En fait, on ne peut pas vraiment leur donner le nom d’espèce. Phylum cogénotypé est plus exact. Rien d’étonnant à ce qu’un tel système biologique ait donné naissance à la cyste mère.

Il prit une profonde inspiration et se leva.

— Je vais prendre une décision très importante. Je te fais confiance.

Je relevai les yeux de la mer vitrifiée, désorientée.

— Hein ?

— Je vais te montrer quelque chose, si ça t’intéresse. Ce n’est pas loin d’ici. Deux cents mètres. Pour remonter d’un milliard et demi d’années terrestres. Le commencement et la fin.

— C’est très mystérieux, tout ça. Tu connais un filon secret ?

Il secoua la tête.

— C’est enregistré légalement, mais nous ne laissons venir que des chercheurs qualifiés. Quand mon père m’a amené ici, il m’a fait jurer de garder le secret.

— On devrait peut-être s’abstenir, dans ce cas.

Je ne voulais pas que Charles trahisse un secret de famille.

— Non, me dit-il. Je sais que mon père aurait été d’accord.

— Aurait été ?

— Il est mort à bord du Jefferson.

— Oh !

Le vaisseau interplanétaire Jefferson avait eu une panne de réacteur, cinq ans plus tôt, en quittant son orbite autour de la Lune. Soixante-dix personnes avaient trouvé la mort.

Charles avait décidé à la place de son père. Je ne pouvais pas refuser. Je me redressai et pris ma trousse aréologique.

Le canyon sinuait vers le sud sur une centaine de mètres avant de s’orienter à l’ouest. Arrivés à la courbe, nous nous accordâmes une pause. Charles tapota machinalement une plaque d’argile durcie en murmurant :

— Il nous reste environ une heure. Il faut quinze minutes pour arriver à destination. Cela signifie que nous ne pourrons pas nous attarder là-bas plus de dix minutes.

— Ça devrait suffire largement, répliquai-je.

Je regrettai aussitôt d’avoir dit ça. Je me serais donné des claques.

— Même si j’y restais un an, ce ne serait pas assez pour moi, me dit Charles.

Nous grimpâmes une légère côte sur une cinquantaine de mètres. Brusquement, une profonde crevasse apparut devant nous. Elle coupait diagonalement le canyon. Ses bords étaient érodés par les siècles.

— Toute la plaine est fragile, me dit Charles. Il y a les séismes, les météorites… Quelque chose de ce genre s’est produit il y a six cents millions d’années, et la roche a craqué.

— C’est très beau.

Tendant sa main gantée, il me montra un sentier qui partait du canyon pour descendre à même la paroi de la crevasse.

— Le terrain est très stable, me dit-il. Fais simplement attention de ne pas glisser sur le gravier.

J’hésitai avant de le suivre. L’étroite corniche était irrégulière et accidentée. Elle ne faisait pas plus de cinquante centimètres de large par endroits. Je m’imaginai en train de glisser, de tomber, de crever ou de déchirer ma combinaison.

Charles me regarda par-dessus son épaule. Il était déjà engagé sur la corniche.

— Viens ! cria-t-il. Il n’y a aucun danger si tu fais attention.

— Je ne suis pas une alpiniste. Je suis un lapin rouge, l’aurais-tu oublié ?

— C’est facile. Et ça en vaut la peine, crois-moi.

Je regardais nerveusement où je posais les pieds, en grommelant au-dessous du niveau du micro. Nous nous enfonçâmes dans la crevasse. Soudain, je m’aperçus que j’avais perdu Charles de vue. Je ne l’entendais pas non plus dans mes écouteurs. Il était coupé du transpondeur satcom. Je criai son nom à plusieurs reprises, collée contre la paroi, au bord de la panique et de la fureur.

Je regardais par-dessus mon épaule gauche tout en avançant pouce par pouce sur ma droite lorsque, soudain, ma main rencontra le vide. Je me figeai avec un gémissement sourd. J’essayais désespérément de conserver mon équilibre sur la corniche, tâtonnant de tous les côtés pour trouver une prise, lorsque je sentis une main gantée se refermer sur mon poignet. Tournant la tête, je vis que Charles était à côté de moi.

— Désolé, me dit-il. J’oubliais qu’on ne pouvait pas communiquer à travers la roche. Tu y es. Avance un peu.

Nous étions juste à l’entrée d’une caverne. Je me serrai très fort contre lui, sans rien dire jusqu’à ce que les battements de mon cœur se fussent calmés.

La caverne formait une encoche profonde dans la paroi de la crevasse. Ses profondeurs étaient plongées dans une obscurité totale. Sa voûte s’élevait jusqu’à cinq ou six mètres au-dessus de nos têtes. La paroi opposée de la crevasse reflétait suffisamment de clarté pour que nous puissions nous voir clairement. Charles me tendit sa torche électrique.

— C’est le dernier hoquet, me dit-il.

— Hein ?

Je n’avais pas encore tout à fait recouvré mes esprits.

— Nous sommes passés de l’alpha à l’oméga.

Je fronçai les sourcils dans sa direction pour lui reprocher ses mystères, mais il ne regardait même pas dans ma direction.

Petit à petit, j’étais en train de me rendre compte que la caverne n’était pas aréologique. Les parois lisses comme du verre reflétaient la lumière avec un éclat verdâtre et luisant. Un réseau arachnéen de filaments légers mais solides comme le roc occupait l’intérieur et brillait sous le rayon vacillant de ma torche. Des fragments de filaments jonchaient le sol comme de fines aiguilles abandonnées par des lutins. Je demeurai figée et muette tandis que l’évidence se frayait lentement un chemin en moi. Cette galerie avait jadis fait partie de quelque chose de vivant.

— C’est un pont-aqueduc, me dit Charles. L’ecos oméga et l’ecos mère.

Ce n’était pas du tout une caverne, mais le fragment d’un pipeline colossal, un fossile de la plus grosse et de la dernière créature vivante de Mars. Je n’avais jamais entendu parler d’un pont-aqueduc parvenu intact jusqu’à notre époque.

— Cette section s’est développée à l’intérieur de la crevasse il y a environ cinq cents millions d’années, me dit Charles. Le lœss et les sables mous ont envahi la galerie parce qu’elle était à l’abri des vents dominants. Les sables collants et les sables de jet ont recouvert l’aqueduc, mais ne l’ont pas empêché de continuer à pomper l’eau en direction du sud. Lorsque l’ecos a échoué et que l’eau a disparu, cette section est morte comme les autres, mais elle a été préservée. Suis-moi.