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Charles s’enfonça dans la caverne. Nous contournâmes les supports internes de la vaste canalisation organique. L’eau transportée par cet aqueduc avait alimenté des milliards d’hectares de terres vertes et pourpres. Jamais les humains n’avaient réalisé un système d’irrigation plus grandiose.

C’étaient là les véritables canaux de Mars, mais ils étaient morts bien avant que Schiaparelli ou Percival Lowell n’aient pu les voir.

Je déglutis avec peine.

— C’est magnifique, murmurai-je tandis que nous avancions dans la caverne. Mais tu es sûr qu’il n’y a pas de danger ?

— Ça n’a pas bougé depuis un demi-milliard d’années. Les parois sont faites de silice presque pure, sur plusieurs couches de cinquante centimètres d’épaisseur. Je doute qu’elles choisissent ce moment pour s’écrouler sur nous.

Il y avait une lueur pâle un peu plus loin devant nous. Charles attendit que j’aie franchi un enchevêtrement de filaments vert foncé pour me faire signe de passer devant. Ma respiration était devenue rauque sous mon casque.

— C’est plus facile à partir de là, me dit-il. Il n’y a que du sable.

La canalisation débouchait sur une chambre obscure. Durant quelques instants, je fus incapable d’en évaluer la taille, mais je m’aperçus bientôt qu’il y avait, tout en haut, une ouverture par laquelle on voyait les étoiles dans le ciel noir. La lueur diffuse venait d’une tache de soleil qui se déplaçait au ralenti sur le sol de sable ondulé.

— C’est une ancienne cuve de stockage, me dit Charles. Et une station de pompage. Du Très Haut Médoc, c’est le cas de le dire.

— C’est immense.

— Cinquante mètres de diamètre. C’est presque une sphère. Le trou, là-haut, s’est probablement formé sous l’action de l’érosion il y a quelques centaines d’années seulement.

— Années terrestres.

— Exact, me dit-il avec un large sourire.

J’observai les ondulations concentriques dans le sable. J’essayais d’imaginer les vents s’engouffrant par le trou de la voûte. Je remuai un peu de poussière du bout de ma botte. Ce n’était même plus une question de confiance. Charles m’avait fait entrer dans un domaine privilégié auquel peu d’élus avaient accès.

— Je n’arrive pas à y croire, murmurai-je.

— À quoi ? demanda Charles, satisfait de lui-même.

Je haussai les épaules, incapable de m’expliquer davantage.

— Je suppose que cela finira avec les LitVids, et qu’il faudra ouvrir l’endroit au grand public, déclara-t-il. Mon père voulait que cela reste dans la famille au moins durant quelques dizaines d’années, mais je ne crois pas que mes oncles et mes tantes ni les dirigeants du MA de Klein aient jamais été de cet avis. Ils ont tenu l’endroit secret durant toutes ces années par respect envers sa mémoire, je suppose, mais ils disent maintenant que ça suffit comme ça et qu’il faut respecter la convention de divulgation des ressources.

— Pourquoi tenait-il à garder le secret ?

— Il voulait amener ici les enfants de Klein pour leur inculquer une leçon d’histoire, en exclusivité. Il pensait que cela leur donnerait le sens de l’immensité du temps.

Charles s’avança dans la tache de soleil et y demeura les bras croisés, son casque blanc et or étincelant sur le fond vert-bleu des ombres environnantes. Il avait un merveilleux air d’arrogance, à l’aise avec l’éternité.

Ce sens de l’immensité du temps que le père de Charles voulait inculquer aux enfants de son MA était en train de m’imprégner et d’induire en moi un choc vibrant qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais jamais éprouvé. Mes yeux s’étaient accoutumés à la pénombre. De délicates arabesques ornaient les parois vitreuses de la bulle souterraine. Cela me rappelait le paléopaysage mural dans la chambre de Sean à l’hôpital. Les cathédrales naturelles de Mars. Tout cela en ruine. Sauf ici.

J’essayai d’imaginer la sérénité olympienne d’une planète où une immense structure en forme de bulle comme celle-ci pouvait demeurer intacte durant des centaines de millions d’années.

— As-tu fait venir quelqu’un d’autre ici ? demandai-je.

— Non.

— Je suis la première ?

— Tu es la première.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai pensé que tu adorerais voir ça.

— Charles, je n’ai pas la moitié de l’expérience ni de la… sensibilité nécessaire pour apprécier un endroit pareil à sa juste valeur.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Il y en a des centaines d’autres qui…

— Tu m’as demandé de te montrer la planète que j’aime. Personne ne me l’avait demandé avant.

Je ne pus que secouer la tête. Je n’étais pas suffisamment préparée pour comprendre et, à plus forte raison, apprécier un tel cadeau, mais Charles me l’avait offert de bon cœur, et il était difficile de résister.

— Merci, lui dis-je. Tu me combles.

— Je t’aime, répliqua-t-il en tournant son casque vers moi.

Son visage était dans l’ombre. Je ne voyais que ses yeux qui brillaient.

— C’est impossible, répliquai-je en secouant la tête.

— Regarde, fit Charles en levant les deux bras comme un prêtre sous la coupole d’une cathédrale. Je fais confiance à mon instinct, ajouta-t-il d’une voix tremblante. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour prendre les décisions importantes. Nous sommes des lucioles. Nous brillons un bref instant, puis plus rien. J’ai dit que je t’aimais, et je suis sérieux.

— Tu ne me laisses pas le temps de prendre ma décision ! m’écriai-je.

Il y eut quelques instants de silence.

— Tu as raison, me dit finalement Charles.

Je pris une profonde inspiration, essayant de refouler la vague d’émotions contradictoires qui m’assaillait, nouant mes mains l’une dans l’autre pour les empêcher de trembler.

— Je ne m’attendais pas à ça, Charles. Il faut me laisser le temps de respirer.

— Pardonne-moi, me dit-il d’une voix si basse que c’est à peine si le micro capta ses paroles. Il faut qu’on rentre, maintenant.

Je n’avais pas envie de rentrer. Toute ma vie je me souviendrais de cet instant. C’était le genre de scène romantique à laquelle j’avais toujours secrètement rêvé, mais amplifiée à un point que je n’aurais jamais cru possible. Le genre de décor et de déclaration passionnée auxquels j’aspirais depuis que j’étais en âge d’avoir de telles idées. Le plus déroutant, c’étaient les conflits que cela déchaînait en moi.

Charles me donnait d’un coup tout ce qu’il possédait.

En retournant au tracteur, alors qu’il ne nous restait que dix minutes avant de commencer à puiser dans nos réserves d’air, Charles s’accroupit pour détacher une petite plaque de la mer vitrifiée et me la donna en disant :

— Tu en as déjà, probablement, mais celle-là, c’est un cadeau spécial de ma part.

C’est bien de Charles, pensai-je, de m’offrir des fleurs de pierre.

Je glissai le fragment dans mon sac. Nous refîmes tout le chemin en sens inverse vers le tracteur, le repressurisâmes et nous aidâmes mutuellement, avec un aspirateur, à nous débarrasser de la poussière qui adhérait à nos combinaisons.

Charles avait l’air presque malheureux tandis qu’il penchait le manche en avant pour faire avancer le tracteur. Nous décrivîmes un cercle avant de remonter la paroi du canyon dans un silence pénible.