J’avais pris ma décision. Charles était passionné et dévoué. Il avait une grande sensibilité. Nous avions passé pas mal de temps ensemble et il s’était montré courageux, sûr de lui et plein de bon sens. Il éprouvait pour moi des sentiments sincères que je serais idiote de ne pas vouloir payer de retour. Je m’étais déjà à moitié convaincue que mes hésitations précédentes venaient uniquement de ma lâcheté et de mon inexpérience. Je me tournai vers lui pour le contempler, mais il refusa de croiser mon regard. Il avait le visage empourpré.
— Merci, Charles, lui dis-je. Je n’oublierai jamais.
Il hocha la tête, faisant mine de se concentrer sur la conduite du tracteur, dont la route était encombrée par un éboulis.
Son expression se détendit aussitôt. Je compris à quel point il avait été terrifié. Je me mis à rire et tendis les bras pour le serrer contre moi.
— Nous sommes… vraiment bizarres, lui dis-je.
Il rit aussi, mais il y avait des larmes dans ses yeux. Je fus grandement impressionnée par mon pouvoir de plaire.
Ce soir-là, tandis que la température à l’extérieur de la station descendait jusqu’à - 80 °C, les parois et revêtements des terriers craquant et gémissant, nous traînâmes nos lits dans la chambre du chef de station, nous embrassâmes longuement, ôtâmes nos vêtements et fîmes l’amour.
J’ignore encore aujourd’hui si je fus sa première fille. Cela n’avait alors aucune importance, pas plus qu’à présent. Il ne paraissait pas inexpérimenté, mais il avait toujours eu des aptitudes pour apprendre sur le terrain. Il me plaisait et savait m’exciter. J’étais certaine que ce que je ressentais était de l’amour. Il ne pouvait en être autrement. C’était naturel, mutuel, et… cela me procura beaucoup de plaisir.
J’étais ravie de le voir épanoui. Plus tard, nous devisâmes avec une facilité et une complicité impossibles jusque-là.
— Qu’est-ce que tu comptes faire plus tard ? lui demandai-je, blottie au creux de son bras où je me sentais en parfaite sécurité.
— Quand je serai grand, tu veux dire ?
— Ouais.
Il secoua la tête, et ses sourcils se rapprochèrent l’un de l’autre. Ils étaient fournis et expressifs, sous de très longs cils.
— Je veux comprendre, me dit-il.
— Comprendre quoi ? demandai-je en lissant les poils soyeux de son avant-bras.
— Tout.
— Et tu crois ça possible ?
— Oui.
— Mais qu’est-ce qui se passerait si on avait toutes les clés – par exemple en physique, si c’est ce que tu veux dire ?
— Ça aussi, effectivement.
Je me demandais s’il plaisantait, mais je vis, en levant les yeux, qu’il était sérieux comme un pape.
— Et toi ? me demanda-t-il en battant des paupières avec un léger frisson.
Je plissai le front.
— Ce que je veux faire ? Ça fait des années que j’y pense. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la gestion… la politique, comme on dirait plutôt sur la Terre. C’est le point faible de Mars, à mon avis.
— Présidente de Mars, fit solennellement Charles. Je t’accorde ma voix d’avance.
Je lui donnai une tape sur le bras.
— Sale étatiste !
En attendant que le sommeil vienne, je me fis la réflexion que cette partie de mon existence prenait une direction claire. C’était la première fois de ma vie d’adulte que je m’endormais à côté de quelqu’un, sans ressentir l’amertume de la solitude adolescente mais plutôt l’impression quasi familiale d’avoir ma place quelque part et mes désirs repus par un ami très cher.
J’avais un amant. Je ne comprenais vraiment pas ma confusion ni mes hésitations antérieures.
Le lendemain, nous refîmes l’amour, bien sûr. Plus tard, déambulant dans les galeries avec nos timbales de soupe nutritive du matin, j’aidai Charles à inspecter la station de fond en comble. Tous les deux ou trois ans, chaque station active – qu’elle soit habitée ou non – devait être vérifiée par des humains qui établissaient un rapport à l’intention de la Commission de l’Habitat des Modules Associatifs. Toutes les stations habitables figuraient sur une liste centrale et devaient être prêtes à accueillir n’importe qui en cas d’urgence. La station du Très Haut Médoc avait besoin de nouveaux arbeiters et d’approvisionnements de secours. Les nanos médicales d’urgence étaient inutilisables. Les pompes avaient probablement besoin d’une révision complète pour corriger des défauts d’usure qui ne relevaient plus de la simple autoréparation.
Après avoir établi un diagnostic sur l’état de la pompe centrale, l’esprit toujours accaparé par l’excursion de la veille et le choc de l’immensité du temps, je demandai à Charles ce qui l’intriguait le plus dans l’univers.
— C’est un problème de gestion, me dit-il en souriant.
— Ça y est, murmurai-je, vexée. Tu cherches à t’abaisser à mon niveau.
— Pas du tout ! Comment chaque chose sait-elle où elle est et qui elle est ? Comment s’adresse-t-elle à toutes les autres ? Et qui ou quoi l’écoute ?
— Tout ça me paraît légèrement surnaturel, murmurai-je.
— Très surnaturel, en effet.
— Pour toi, l’univers est une sorte de cerveau géant ?
— Pas du tout, chère madame.
Il laissa un ruban de diagnostic s’insérer dans son ardoise, puis glissa celle-ci sous sa ceinture.
— Mais c’est une entité plus puissante qu’on ne l’a jamais imaginé, reprit-il. L’univers est comparable à un système informatique. Il ne comporte que des informations qui communiquent avec elles-mêmes. Jusque-là, c’est très clair. Mais je veux savoir comment ces informations sont échangées, et comment me brancher dessus pour écouter, et peut-être pour ajouter mon mot dans la conversation. Pour lui dire ce qu’il doit faire.
— Tu voudrais persuader l’univers de changer ?
— Oui.
— Et tu penses que c’est possible ?
— Je suis prêt à parier ma vie là-dessus. Mon avenir, tout au moins. T’es-tu jamais demandé pourquoi nous sommes actuellement bloqués dans notre évolution ?
Les critiques socio-culturels et même les penseurs les plus avancés de la Triade spéculaient sur l’absence de percées technologiques majeures depuis quelques décennies. Il y avait bien eu quelques progrès – par exemple, sur la Terre, l’accélération de la révolution dans le domaine des flux de données – qui avaient provoqué des modifications superficielles d’un raffinement extrême, mais il n’y avait pas eu de basculement exemplaire depuis près d’un siècle. Certains disaient qu’un citoyen de la Terre de 2071 aurait pu se transporter en 2171 et reconnaître pratiquement tout ce qu’il y verrait. C’était une situation nouvelle, après des siècles et des siècles de changement radical.
— Si nous pouvions avoir accès au continuum de Bell, aux voies interdites où l’univers fait ses comptes, continua Charles avec un sourire timide, nous briserions définitivement le blocage. Ce serait la plus grande révolution de tous les temps. Bien plus importante que celle des nanos. Est-ce qu’il t’arrive de regarder des dessins animés ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Des films d’animation du XXe siècle. Walt Disney. Bugs Bunny, Road Runner, Tom et Jerry…
— J’en ai vu quelques-uns, oui.
— J’adorais ça quand j’étais gamin. On les voyait pour rien – c’est du domaine public – et ils me fascinaient véritablement. Encore maintenant, d’ailleurs. Je les regardais sans jamais me lasser, en essayant d’imaginer ce que donnerait dans la réalité un univers comme le leur. J’allais même jusqu’à mettre ça en équations. Une réalité dépendant uniquement de son observateur. On ne tombe que lorsqu’on s’aperçoit qu’on a dépassé la falaise et qu’on est au-dessus de vide. Les blessures se réparent instantanément, sans séquelles. On dispose d’une énergie illimitée, d’un temps illimité. Les mêmes causes produisent des effets contradictoires. Tout ça ne tient pas debout, mais donne à réfléchir.