— Tu penses que c’est ainsi que fonctionne notre univers ?
— Plus que nous ne l’imaginons, peut-être. Je suis fasciné par le concept de réalités différentes, de manières différentes de faire les choses. Rien n’est fixé d’avance, rien n’est sacré, rien n’est métaphysiquement prédéterminé. Tout est fonction du processus et de l’évolution. C’est parfait. Cela signifie que nous avons une chance de comprendre, si nous sommes capables de faire le vide en nous et de nous débarrasser de nos préjugés.
Lorsque nous eûmes tout passé en revue et épuisé tous les prétextes pour nous attarder, il ne nous restait plus que quelques heures pour ramener le tracteur à Shinktown. Charles avait l’air démoralisé.
— Je n’ai pas envie de retourner là-bas, me dit-il. Cet endroit est idéal pour s’isoler.
— Idéal jusqu’à un certain point, lui fis-je remarquer en passant un bras autour de sa taille.
Nous avançâmes ainsi dans la galerie en nous cognant les hanches, de la pompe aux cuves.
— Personne ne peut nous déranger, il y a des tas de choses à voir, des tas d’endroits à visiter…
— Sans oublier le vin.
Il me regarda comme si j’étais la personne la plus importante au monde.
— Ça va être dur de retourner chez moi et de ne plus te voir pendant quelque temps.
Je n’y avais pas beaucoup pensé.
— Nous sommes censés être des adultes responsables, lui dis-je.
— Je me sens on ne peut plus responsable. (Nous étions devant l’entrée de la chambre des cuves.) Je veux faire partenaire avec toi.
Ce fut un choc. Les choses allaient beaucoup trop vite pour moi.
— Devant la loi ?
— Je suis prêt à signer un contrat.
C’était la formule sur Mars, mais cela sonnait de manière moins romantique (et peut-être, pour cette même raison, moins dangereuse) que de dire : « Je veux t’épouser. »
Il me sentit frissonner et me serra fort contre lui, comme pour m’empêcher de m’échapper.
— Tu vas vite en besogne, toi, lui dis-je.
— C’est à cause du temps, murmura-t-il avec la gravité d’un sépulcre, mais en souriant tout de suite après. Je n’ai pas la patience d’un roc. Tu es fantastique. Exactement la compagne qu’il me faut.
Je posai les deux mains sur ses épaules. Le tenant à bout de bras, j’examinai son visage. Mon cœur battait de nouveau la chamade.
— Tu me fais peur, Charles Franklin. Ce n’est pas bien de faire peur aux petites filles.
Il s’excusa, mais je ne le lâchai pas.
— Je ne suis pas assez vieille pour me marier, lui dis-je.
— Tu n’es pas obligée de me donner ta réponse tout de suite. Je voulais juste te dire que mes intentions sont honorables.
Il avait prononcé ce dernier mot avec une emphase calculée de manière à lui ôter son côté ringard et formel, mais était tombé à côté. Honorable aurait pu, à la rigueur, s’appliquer à mon père, ou peut-être même à ma mère, mais je n’étais pas du tout sûre que cela me concerne.
De nouveau, la confusion et les contradictions internes remontaient à la surface. Mais je n’allais pas les laisser gâcher ce que nous avions acquis.
— Un peu de patience, lui dis-je en mettant un doigt sur ses lèvres, aussi tendrement que possible. Que nous soyons des rocs ou non, c’est un gros morceau à avaler pour de simples humains.
— Tu as raison, me dit-il. Je t’ai encore trop poussée dans tes retranchements.
— Je n’aurais jamais apprécié tes qualités d’amant, si tu n’avais pas su pousser comme il faut.
Je dormis un peu durant le voyage de retour à Shinktown. Le tracteur retrouva le chemin de l’écurie comme une bête fidèle. Charles me donna un coup de coude dans les côtes deux heures avant notre arrivée, et je me réveillai en m’excusant. Je ne voulais pas qu’il se sente négligé. Je me retournai pour voir la courte queue de coq formée par la poussière derrière nous puis fis de nouveau face à Charles.
— Merci, lui dis-je.
— Merci de quoi ?
— D’avoir bien poussé.
J’avais failli dire : « d’avoir fait de moi une femme », mais je ne voulais pas paraître sérieuse à ce sujet, pas plus que je ne voulais paraître frivole.
— Je ne suis pas mauvais pour ces choses-là, reconnut-il.
— Ni pour le reste.
J’avais promis à ma famille de passer quelque temps à Ylla, ma station, avant de retourner à l’université. La rentrée n’était que dans une semaine, mais il fallait aller jusqu’à Durrey pour prendre un train vers le nord, et Charles comptait rester quelques jours à Shinktown.
Nous rangeâmes le tracteur dans le garage collectif et nous embrassâmes avec passion. Puis nous gagnâmes à pied la station de Shinktown, en nous promettant de nous revoir à la rentrée.
À mon retour à Durrey, Diane Johara, avec qui je partageais de nouveau ma chambre, m’ouvrit la porte avec un grand sourire.
— Alors, comment a-t-il été ? demanda-t-elle.
— Qui ça ?
— Charles Franklin.
Je lui avais dit que je faisais une excursion à la surface, mais pas avec qui.
— Tu ne te mêlerais pas un peu de ce qui ne te regarde pas ? lui demandai-je.
— Pas du tout. Pendant que j’étais à la ferme de mes parents, notre chambre a reçu des messages. L’un d’eux vient d’un certain Charles, du dépôt de Shinktown. Où est ton ardoise ?
Je fis la grimace en me rappelant que je l’avais oubliée dans le tracteur. C’était peut-être pour cela que Charles avait appelé.
— Je l’ai oubliée, murmurai-je.
Diane haussa un sourcil.
— J’ai parcouru la liste à mon retour. C’est le même Charles que celui qui a partagé nos souffrances à l’UMS, je suppose.
— Nous sommes montés chercher des fossiles.
— Pendant trois jours ?
— Tu fouines un peu trop, Diane.
Elle me suivit derrière mon rideau. Je tirai le lit de son renfoncement mural et laissai tomber mon sac sur la couverture.
— Il a l’air sympa, me dit-elle.
— Tu veux des détails saignants ? demandai-je, exaspérée.
Elle haussa les épaules.
— La confession est la médecine de l’âme.
— Qu’est-ce que tu as dû t’emmerder à ta ferme !
— Je n’ai vu que de la poussière, des frères et des cousins mariés. Mais il y a une somptueuse piscine. Tu devrais venir, un de ces jours. Tu pourrais rencontrer quelqu’un qui te plaise. Tu serais un bon parti pour notre famille, Casseia.
— Qu’est-ce qui te fait penser que j’accepterais de transférer mon contrat ?
— Nous avons beaucoup à t’offrir.
— Tu commences à me pomper l’air, Diane.
Je vidai rapidement mon sac, rangeant le tout dans les tiroirs. L’idée de rester seule pendant le reste des vacances me déprimait.
— Il y a des garçons intéressants dans ta famille, Casseia ? Je ferais bien un transfert de contrat avec toi… spécialement pour quelqu’un comme Charles…
Quelques mois plus tôt, je lui aurais tiré la langue ou jeté un oreiller. Mais ce genre de comportement ne me semblait plus digne. J’avais un amant. J’étais la maîtresse de quelqu’un, et cela demandait de la maturité, encore plus, peut-être, que ma participation aux événements de l’UMS.