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Étouffant de petits rires nerveux, échangeant des tapes dans le dos, ivres d’enthousiasme et impressionnés par notre propre courage, nous franchîmes l’un après l’autre une ancienne écoutille d’acier et rampâmes le long d’une série de vieilles galeries qui sentaient le renfermé et étaient bordées de mousse de roche tombant par endroits en poussière. Tandis que les derniers d’entre nous franchissaient la limite de l’UMS, marquée par une borne lumineuse tremblotante, pour s’enfoncer dans une nouvelle galerie de pionniers encore plus vieille mais un peu plus large, nous nous prîmes par l’épaule pour synchroniser nos pas, moitié marchant, moitié dansant.

Quelqu’un, au bout de la file, nous cria doucement de rester tranquilles. Nous nous figeâmes, osant à peine respirer. Après plusieurs secondes de silence, nous entendîmes, derrière nous, des gens qui parlaient à voix basse et des arbeiters de service qui bourdonnaient. Puis il y eut un bruit métallique fracassant qui résonna douloureusement à nos oreilles, amplifié par la distance. Quelqu’un venait de refermer l’écoutille de la galerie où nous nous trouvions.

— Est-ce qu’ils savent que nous sommes là ? demandai-je à Diane.

— J’en doute, répondit-elle. C’était juste une équipe de pressurisation.

Ils avaient scellé le panneau. Impossible de retourner en arrière.

La galerie nous conduisit à cinq kilomètres de l’enceinte du campus. Le labyrinthe de tunnels, vieux de plusieurs dizaines d’années, n’avait pas été utilisé depuis bien avant ma naissance, mais celui qui conduisait le groupe semblait connaître parfaitement son chemin.

— Tout ça remonte à loin, me dit Diane en me regardant par-dessus son épaule.

Quarante orbites plus tôt, soit plus de soixante-quinze années terrestres, toutes ces galeries reliaient plusieurs petits postes occupés par les pionniers. Nous dépassâmes des terriers utilisés par les toutes premières familles. Ils étaient sombres et glacés, maintenus sous pressurisation uniquement pour les cas d’extrême urgence.

Les rares torches et lampes dont nous étions munis éclairaient des meubles de bureau poussiéreux et des appareils électroniques démodés. Contre le mur étaient empilés des fûts de rations de secours ainsi que des équipements de survie dans le vide.

Nous avions pris notre dernier repas universitaire et notre dernière douche de vapeur chaude dans les dortoirs quelques heures plus tôt. Tout cela appartenait désormais au passé. C’étaient des conditions spartiates qui nous attendaient maintenant.

Je me sentais parfaitement bien. Je faisais quelque chose d’important, sans l’approbation de ma famille.

Peut-être, me disais-je, étais-je finalement en train de devenir adulte.

Les quatre-vingt-dix étudiants se rassemblèrent dans un renfoncement obscur au bout de la galerie, sous un dôme de pionniers. Tous les bruits – rires nerveux ou excités, interpellations et questions, frottements des pas sur le sol froid, chants collectifs improvisés – résonnaient sourdement contre les parois intérieures en poly noir. Rompant sa réserve martienne, Diane me serra affectueusement dans ses bras. Quelques voix s’élevèrent au-dessus du brouhaha général. Plusieurs étudiants commencèrent à noter les MA et les affiliations de chacun. La masse commençait à prendre forme.

Deux étudiants de troisième année d’ingénierie, une section conservatrice, peuplée de purs et durs, réclamèrent le silence et se présentèrent. Ils s’appelaient Sean Dickinson et Gretyl Laughton. Avant la fin du jour, nous avions formé des groupes, élu des chefs et confirmé Sean et Gretyl dans leur rôle de leaders de notre mouvement. Nous avions affirmé notre solidarité et notre détermination, et appris que nous avions un plan ou du moins quelque chose qui y ressemblait.

Je trouvais Sean Dickinson extrêmement séduisant. De taille moyenne, de carrure plutôt frêle, il avait des cheveux bruns bouclés au-dessus d’un front proéminent et des sourcils fins, élégants et mobiles. Moins avenante, Gretyl était faite à peu près sur le même moule : épaules étroites, grands yeux bleus au regard accusateur, cheveux filasse roulés en chignon sur sa nuque.

Perché sur une vieille caisse, Sean nous harangua, faisant de nous des gens unis par une réelle mission.

— Nous savons tous pourquoi nous sommes ici, nous dit-il.

Son expression était sévère, ses yeux liquides et passionnés. Il leva les bras, et ses longs doigts osseux touchèrent le dôme en poly au-dessus de sa tête.

— Les anciens nous trahissent, poursuivit-il. L’expérience engendre la corruption. Il est temps d’injecter un peu de moralité dans l’équilibre de la vie martienne et de montrer à ces gens ce que c’est qu’un individu et ce que la liberté individuelle signifie vraiment. On nous a oubliés, mes amis. Ces gens ont oublié leurs obligations contractuelles envers nous. Les vrais Martiens ne devraient pas plus oublier ces choses qu’ils n’oublient de respirer ou de colmater une fuite. Qu’allons-nous faire pour remédier à cette situation ? Que pouvons-nous ? Que devons-nous faire ?

— Leur rafraîchir la mémoire ! crièrent certains. Les tuer ! clamèrent d’autres. Leur dire que nous…, commençai-je.

Mais je n’eus pas le loisir de finir, ma voix se perdit dans le brouhaha général.

Sean exposa son plan. Nous l’écoutâmes avidement. Il nourrissait notre colère et notre indignation. Jamais je ne m’étais sentie aussi excitée. Nous qui avions gardé toute la fraîcheur de la jeunesse et ne pouvions souffrir la corruption, nous voulions prendre d’assaut l’UMS pour affirmer nos droits contractuels. Nous étions des purs et durs, et notre cause était juste.

Sean nous ordonna de pomper les peaux étanches liquides dans les grands fûts de réserve en plastique. Nous dansâmes sous la douche collective, nus, hilares, en nous montrant du doigt, poussant des cris aigus sous la morsure du froid et pour cacher notre gêne, mais nous nous amusions comme des fous. Nous nous rhabillâmes par-dessus les nanomères souples et collants. Les peaux étanches étaient conçues pour faire face à des problèmes de pressurisation d’urgence et non pour assurer le confort de ceux qui les portaient. Aller aux toilettes devenait un rituel compliqué. En peau étanche, une femme mettait environ quatre minutes pour uriner, un homme à peu près deux. Pour déféquer, c’était encore plus difficile.

Nous enduisîmes nos peaux d’ocre rouge afin d’être camouflés si jamais nous devions nous aventurer à l’extérieur en plein jour. Nous ressemblions tous à des démons de bande dessinée.

À la fin du troisième jour, nous étions affamés, épuisés, sales et impatients. Blottis à quatre-vingt-dix sous le dôme pressurisé en poly dans un espace prévu pour contenir quarante personnes au maximum, puisant notre eau rouilleuse à un vieux puits, l’estomac pratiquement vide, nous nous efforcions de faire quelques mouvements pour éviter d’être trop engourdis par le froid.

J’étais passée à plusieurs reprises, en allant chercher ma maigre ration ou en me rendant aux toilettes, devant un type osseux, maigre comme un clou, au nez crochu, aux cheveux noirs, aux grands yeux étonnés, au sourire hésitant et aux manières empreintes d’une ironie mal à l’aise. Il semblait moins furieux et moins sûr de lui que la plupart d’entre nous. Rien qu’à le regarder, je sentais la colère monter en moi. Je l’épiais, observant ses maniérismes et dressant la liste croissante de ses insuffisances. Je n’étais pas de très bon poil, et j’avais besoin d’un exutoire pour mes frustrations. Je décidai de profiter de l’occasion pour faire son éducation.

Au début, s’il remarqua mon intérêt pour lui, il parut plutôt vouloir m’éviter. Il se déplaçait de groupe en groupe sous le vieux dôme fatigué en poly, amorçant çà et là des conversations sans grand succès. Tout le monde était irritable. Finalement, il se retrouva contre un mur, près d’un antique radiateur électrique, dans une file de gens qui attendaient de pouvoir se réchauffer dans le maigre courant d’air tiède et sec.