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Il haussa les épaules et regarda par le hublot les plaines monotones et ocrées, les vallées peu encaissées et larges de plusieurs kilomètres, les dépressions appelées « fossas ».

— Nous constituons une sorte de menace. Personne ne semble savoir laquelle exactement, mais ils ont visiblement entamé une épreuve de force avec nous. Nous allons la semaine prochaine devant le Conseil de la charte pour réclamer une aide au titre de la solidarité.

— Une aide ?

J’étais totalement incrédule. Les MA faisaient rarement appel à une telle assistance. Il fallait faire trop de concessions aux MA rivaux pour obtenir des garanties interfamiliales.

— Nous avons trop de problèmes, me dit-il. J’espère que Majumdar échappera à tout ça.

— Que ferez-vous si vous obtenez du Conseil qu’il fasse appel à l’assistance solidaire ? Tu te rends compte que cela mène tout droit à une action unitaire des MA pour…

— Chut ! dit-il en levant un doigt devant ma bouche. Ne prononce jamais ce mot, unitaire.

Il sourit, mais ce n’était pas un sourire très convaincant.

— Comment as-tu pu trouver le temps de venir ?

— J’ai fait ma part et plus dans la phase préparatoire. Ils m’ont accordé trois jours.

— Le prochain octant à Durrey commence dans quatre jours.

— Je sais. Je ne pourrai pas y être.

— Tu abandonnes tes études ?

— Congé sabbatique pour raison de famille. Je me mets en réserve pour la durée de la crise.

— Tu risques de prendre une année de retard.

— Année martienne, fit Charles en me tapotant le bras. Je m’en sortirai, n’aie pas peur. C’est bien ma chance, d’appartenir à un MA vulnérable. Si tu te lances dans la gespol de haut vol, on pourrait transférer ton contrat pour que…

Soudain, ce n’était plus marrant du tout. Je me détournai, incapable de cacher mon irritation. Charles en fut consterné.

— Pardonne-moi, dit-il. Je ne voulais pas te froisser. Je suis venu, en réalité, pour essayer de te convaincre de… Mais je sais ce que tu as dans la tête, Casseia. Pardonne-moi.

— Laisse tomber.

Il n’y était pas du tout. Il ne comprenait pas les causes de ma fureur. Il n’en était pas capable, pour le moment.

— Il faut qu’on parle de tout ça, Charles.

— Avec quel sérieux tu dis cela ! murmura-t-il en fermant les yeux, la tête en arrière contre l’appui-tête. On n’est plus en vacances ?

— Bien sûr que si, répliquai-je.

Et ce n’était pas tout à fait un mensonge.

Charles débarquait au milieu d’une période d’indigence tout à fait inhabituelle. La plupart de mes parents par le sang ou par alliance qui occupaient normalement Ylla et nos terriers comme une bande de chats conviviaux étaient partis s’installer ailleurs à travers toute la planète, par nécessité ou en vacances. C’était l’une de nos rares périodes de calme, où ni Charles ni moi n’aurions à supporter les regards appuyés des jeunes curieux, les questions malséantes de mes tantes ou les allusions complices de mes cousines plus âgées. Même mon frère avait déserté la place. Elle était libre et silencieuse, et je m’en réjouissais grandement.

Ylla occupait soixante hectares de prairie presque informe qui présentait peu d’intérêt en dehors des aquifères et des poches de glace. Les prospecteurs avaient indiqué les sites éventuels d’une chaîne de stations le long de l’aquifère d’Athene dès la première décennie de l’expansion martienne, trente ans plus tôt. Trois stations avaient été implantées sur les six emplacements possibles. Ylla était la première.

L’absence de vie intelligente sur Mars n’avait déçu que peu de pionniers. Les colons venus s’installer sur la planète devenaient vite endurcis et empiriques. Ce n’était pas une partie de plaisir. Le simple fait de maintenir une station et de rester en vie était déjà assez difficile comme ça, à cette époque, sans avoir à affronter de malheureux autochtones. Mais j’avais tout de même joué le rôle d’Ylla la Martienne quand j’étais petite, et mon frère celui du bon Mr. Ttt, avec son fusil qui crachait des gerbes de guêpes dorées, traquant les méchants astronautes humains.

Je racontai tout cela à Charles d’une voix nerveuse tandis que le petit train glissait au-dessus des ravins et de la plaine centrale. J’essayais de conserver une mine sereine alors que, en fait, j’étais malheureuse comme tout. J’avais demandé à Charles de venir à Ylla pour lui poser une question que je jugeais à présent impolie et déplacée. Impolie parce qu’il m’aurait parlé lui-même, si tel avait été son désir, de son intention d’être rehaussé. Déplacée parce que j’étais décidée, de toute manière, à mettre fin à notre brève relation. Mais je ne pouvais pas le lui dire comme ça, dans un train.

Je ne pouvais pas non plus lui en parler à table. Mes parents, naturellement, s’étaient mis en quatre pour l’accueillir dignement. C’était la première fois que je ramenais un garçon à la station, et ils voulaient fêter ça.

Mon père se montra très intéressé par Charles. Il ne cessait de poser des questions à propos de l’embargo décrété par les Terros sur Klein. Charles répondit poliment, au mieux de ses connaissances. Il n’avait pas de raison de cacher quoi que ce soit à quelqu’un d’aussi haut placé que mon père.

Mes parents évitaient généralement la nourriture nano. Ils préféraient les produits du jardin ou les synthés. Il y avait au menu des pommes de terre, une quiche au fromage synthé et de la salade de fruits. Mon père sortit ensuite son fameux gâteau au fromage synthé, qu’il servit avec le thé dans le salon souvenir, la petite pièce où trônait, comme dans la plupart des vieilles stations martiennes, l’inévitable boîte à ombres de la Terre, avec son petit aquarium à recyclage automatique et son vénérable projecteur mural de LitVids.

J’aimais mes parents, et leurs sentiments étaient importants pour moi, mais cette affection familière immédiatement accordée à Charles me hérissait. L’intéressé ne s’en plaignait pas. Mon père et lui faisaient des messes basses, presque crâne contre crâne, évoquant comme de vieux amis l’éventualité d’une crise financière prochaine touchant toute la planète.

Inévitablement, mon père lui demanda, à un moment, ce qu’il comptait faire plus tard.

— Beaucoup de choses, répondit Charles. J’ai peut-être trop d’ambition pour un Martien.

Ma mère lui proposa une deuxième tasse de thé.

— Il n’y a pas de raison qu’un Martien ne soit pas ambitieux, dit-elle, les lèvres plissées comme pour le gronder gentiment.

— Bien sûr que non, répliqua Charles. Mais ce que je veux faire est impossible ici pour le moment. (Il secoua la tête avec un sourire maladroit.) Je n’ai pas l’esprit très pratique, ajouta-t-il.

— Pourquoi ? demanda mon père.

Il a fait tout ce chemin pour être avec moi, me disais-je pendant ce temps, et il passe son temps à bavarder avec mes parents… sur ce qu’il compte faire en physique !

— Mars ne possède pas encore les outils de recherche nécessaires, expliqua Charles. Il faudra peut-être plusieurs dizaines d’années pour que ce soit le cas. Il n’y a que deux penseurs, sur toute la planète, dédiés à la physique, et quelques dizaines d’autres, à peine adéquats, réservés aux universités, avec des listes d’attente interminables. Je suis trop jeune pour figurer sur ces listes. Mes travaux sont trop primaires. Malheureusement… (il s’interrompit, les mains levées parallèlement à hauteur de ses épaules, soulignant ses paroles en les agitant légèrement), les recherches que je voudrais entreprendre mobiliseraient toutes les ressources de la planète.