— Pourquoi ne pas aller travailler sur la Terre, dans ce cas ? demanda mon père.
— Pourquoi pas, en effet ? intervins-je. Ce serait une expérience formidable.
— Impossible, fit Charles. Mes dossiers ne sont pas parfaits, mes évaluations psychologiques laissent à désirer. Le niveau des tests, pour ceux qui veulent étudier sur la Terre, est beaucoup trop élevé. On nous demande d’être dix fois plus intelligents que le Terro moyen.
Mon père flaira aussitôt le jeune homme ambitieux aux motivations insuffisantes.
— Chacun fait ce qu’il a à faire, grommela-t-il.
Du coup, je pris le parti de Charles en disant abruptement :
— Il sait ce qu’il a à faire. Il en sait plus que la majorité des Terros.
Mon père haussa un sourcil devant tant de véhémence. Charles me prit la main pour me marquer sa reconnaissance.
— Des chercheurs moins bien notés que vous ont réussi à sauter le pas, déclara mon père. Il faut simplement frapper aux bonnes portes.
— La communication avec les gens n’est pas mon fort, avoua Charles. Je n’ai jamais su les aborder autrement que d’une manière directe.
Il me regarda comme si c’était un trait que j’étais susceptible d’admirer. Je trouvais cela plutôt hypocrite qu’admirable, mais je souris quand même. Aussitôt, l’inquiétude disparut de son visage, remplacée par de l’adoration pure. Ses yeux marron se mirent même à loucher un peu, comme ceux d’un chiot. Je me détournai. Je n’avais pas envie d’avoir un tel effet sur lui. J’aurais voulu être loin de mes parents, seule avec Charles, pour lui exprimer mon affection, mais en lui disant que ce n’était pas le moment. Je me sentais horriblement mal à l’aise, un peu écœurée.
— Casseia sauterait sur la première occasion d’aller sur la Terre qui se présenterait à elle, n’est-ce pas, ma chérie ? me demanda ma mère en souriant avec fierté.
Je gardai les yeux fixés sur l’aquarium, rendu étanche quelques dizaines d’années plus tôt sur la Terre, amoureusement entretenu par mon père et offert à ma mère le jour de leur contrat nuptial.
— Personne ne me l’a encore offerte, murmurai-je.
— Tu es très forte pour franchir les obstacles, pourtant, me dit Charles. Tu sais t’y prendre avec les gens.
— C’est aussi notre sentiment, approuva fièrement mon père. Elle a seulement besoin d’un peu plus d’assurance, et du soutien d’autres personnes que ses parents.
Il me prit à part tandis que Charles et ma mère conversaient.
— Tu n’es pas heureuse, Casseia, me dit-il. Je le vois, ta mère le voit, et Charles doit le voir aussi. Pourquoi ?
Je secouai la tête.
— Ce n’est pas normal. Vous l’aimez bien.
— Et pourquoi ne l’aimerions-nous pas ?
— Je lui ai demandé de venir ici pour… avoir le temps de lui parler. Et je n’arrive pas à me retrouver seule avec lui pour discuter.
Il sourit.
— Vous avez tout le temps d’être seuls.
— Ce n’est pas pour cela que je suis malheureuse. Vous le passez au crible comme si nous allions nous engager légalement.
Mon père plissa un œil et m’examina comme un prospecteur examine une veine dans la roche.
— Il a mon approbation, jusqu’ici.
— Ce n’est qu’un copain. Il est ici pour que nous discutions. Je ne t’ai pas demandé ton approbation.
— Notre attitude t’embarrasse ?
— Je voudrais seulement discuter de choses importantes avec lui, et tout cela prend trop de temps.
— Pardonne-nous, me dit mon père. Je vais essayer d’abréger l’interrogatoire.
Nous retournâmes au salon souvenir. Avec tact, mon père arracha ma mère à sa conversation et lui suggéra d’inspecter le jardin de thé. Lorsqu’ils furent partis, Charles se laissa aller en arrière dans son fauteuil, repu et détendu.
— Ils sont gentils, me dit-il. Je vois d’où vient ton caractère.
Tout ce qu’il aurait pu dire m’aurait mitée. Mais cette remarque m’irrita deux fois plus.
— Je suis une femme indépendante, déclarai-je.
Il leva les mains en signe d’impuissance et soupira.
— Casseia, si tu as quelque chose à me dire, dis-le-moi tout de suite. Tu me mets de la boue dans la tête.
— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de ta candidature à une liaison ?
Il fronça les sourcils.
— Pardon ?
— Ta candidature à une liaison avec un penseur LQ.
— Et alors ? demanda-t-il avec un manque d’expression total. Un tiers de ma classe de physique a posé sa candidature.
— Je sais ce que c’est qu’un penseur LQ, Charles. Je connais les ravages que cela peut faire sur une personne.
— Ça ne la transforme pas en monstre.
— Mais ça ne lui fait pas du bien non plus en tant qu’être humain.
— C’est juste ça qu’il y a entre nous ?
— Non.
— Il y a quelque chose qui cloche, je le sais.
— Quel genre d’existence pourrait mener quelqu’un qui…
J’étais en train de m’embourber, et je ne voyais pas comment me sortir de là.
— Quelqu’un qui épouserait un LQ ? fit-il en souriant comme s’il trouvait cela très drôle. Mais c’était un caprice, Casseia. Un truc dont on a beaucoup parlé sur la Terre. Certains de nos meilleurs physiciens pensent que cela aiderait à résoudre certains problèmes conceptuels. Ce serait provisoire.
— Tu ne m’en as pas parlé, accusai-je.
Il essaya de contourner l’obstacle.
— Je n’ai plus aucune chance d’être accepté, à présent.
— Peut-être, mais tu ne m’en as pas parlé.
— C’est cela qui te tracasse ?
— Tu ne m’as pas fait suffisamment confiance pour m’en parler.
J’avais du mal à croire que nous nous étions à ce point fourvoyés dans une impasse. Tout cela pour éviter de prononcer des mots blessants, des mots que je n’avais aucune véritable raison de lui assener.
Il était là devant moi. Une partie de mon être – la partie énergique et substantielle – aurait voulu lui présenter ses excuses, l’accompagner dans le jardin de thé et faire de nouveau l’amour avec lui. Mais ma volonté s’y opposait. J’avais pris ma décision. Et je m’y conformerais même si c’était extrêmement pénible pour nous deux.
— J’ai encore à grandir pas mal, lui dis-je.
— Moi aussi. Nous…
— Mais pas ensemble.
Sa bouche retomba. Ses paupières se fermèrent à demi. Il baissa les yeux, serra les lèvres et murmura :
— Comme tu voudras.
— Nous sommes tous les deux trop jeunes. J’ai aimé les moments que nous avons passés ensemble.
— Tu m’as invité pour me présenter tes parents avant de me dire ça ? Ce n’est pas très gentil pour eux. Tu leur as fait perdre leur temps.
— Ils t’aiment autant que moi. Je voulais te parler dans un endroit qui me soit familier, parce que ce n’est pas une chose facile à dire pour moi. Je t’aime vraiment.
— Hum…
Il évitait de me regarder en face. Il scrutait les murs comme s’il cherchait un endroit par où s’échapper.
— Tu voulais me faire parler de projets qui n’ont que très peu de chances d’aboutir, et t’échauffer au sujet de choses qui sont probablement impossibles. Tu es déçue que ça ne se passe pas comme ça.
— Ce n’est pas vrai. (J’avançai la mâchoire, fonçant dans le brouillard mais entrevoyant, seulement maintenant, la direction de ma réaction.) Je te dis ce que je ressens. Plus tard, peut-être, quand nous serons tous les deux arrivés quelque part, quand il y aura moins de confusion dans nos esprits et que nous saurons ce que nous voulons…
— J’ai toujours su ce que je voulais depuis que j’étais gamin.