— Dans ce cas, tu aurais dû choisir quelqu’un qui te ressemble davantage. Pour ma part, j’ignore où je vais et ce que je ferai.
Charles hocha lentement la tête.
— J’ai trop poussé, fit-il.
— Arrête avec ça, merde. Tu parles comme un…
— Comme un quoi ?
— Rien du tout.
Je levai vers lui de grands yeux contrits, essayant de lui témoigner, par la manière dont je fixais chaque point de son très fin visage, l’affection que j’éprouvais réellement pour lui.
— Tu n’es pas heureuse, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.
— Nous ne pouvons pas espérer devenir adultes en un ou deux mois.
Il écarta les bras.
— Tout ce que je veux, c’est être avec toi, faire l’amour avec toi, te toucher, te regarder dormir…
Je trouvais ce tableau particulièrement effrayant. La quiétude béate d’un foyer conjugal ne correspondait pas du tout à ce dont je pensais avoir besoin. La jeunesse est une phase d’aventures, de changements multiples et non de fixation pour la vie sur un chemin tracé une fois pour toutes.
— Tu pourrais m’apprendre tant de choses en politique et sur la manière dont les gens travaillent ensemble, poursuivit-il. J’ai besoin de ça. Je m’enfonce parfois si loin dans les abstractions que je m’égare. Tu m’équilibrerais.
— Je ne sais pas si je serai jamais prête à jouer un tel rôle, Charles. Il vaudrait peut-être mieux que nous restions amis.
— Nous resterons toujours amis.
— Juste amis, pour le moment, ajoutai-je doucement.
— Tu es pleine de sagesse, me dit-il au bout de quelques secondes. Pardonne-moi d’avoir été si maladroit.
— Pas du tout. Tu t’es montré charmant, en fin de compte.
— Charmant, mais pas très convaincant.
— Je ne sais pas ce que je veux, murmurai-je. Il faudra que je le découvre par moi-même au fur et à mesure.
— Est-ce que tu crois en moi ? me demanda-t-il. Si oui, tu dois savoir que la vie avec moi ne sera jamais monotone.
Je lui lançai, pour toute réponse, un regard mi-perplexe, mi-furieux.
— Je vais accomplir des choses importantes. J’ignore combien de temps cela me prendra, Casseia, mais j’ai déjà un sérieux aperçu. Il y a des domaines où je peux apporter ma contribution. Le travail que je fais en dehors de l’université – je n’en parle à personne – progresse de manière satisfaisante. Ce n’est pas encore publiable, mais c’est valable, et ce n’est qu’un début.
Je voyais, pour la première fois, un aspect de Charles que je n’avais pas soupçonné et qui ne me plaisait pas du tout. Ses traits se froncèrent en une moue déterminée.
— Tu n’as pas besoin de chercher à me convaincre que tu es quelqu’un de bien, murmurai-je farouchement.
Il posa sur mes épaules des mains légères mais insistantes.
— Ce n’est pas d’être quelque de bien qui compte. Mais j’ai parfois l’impression d’entrevoir l’avenir. Je suis appelé à réaliser de grandes choses, et je me dis quelquefois que ma partenaire, quelle qu’elle soit, devra m’aider à les réaliser. Elle sera à la fois mon amie, mon amante et ma collaboratrice. Je dois la choisir avec soin, car sa tâche ne sera pas facile.
J’aurais pu mettre fin à cette conversation en lui serrant la main et en lui disant fermement au revoir. Je n’aimais pas du tout cet aspect-là de Charles. Il n’avait pas la moitié des talents de mon père, mais il était deux fois plus imbu de sa personne, égocentrique à mort, et ça lui prenait la tête.
— J’ai mes propres projets, lui dis-je. J’ai besoin d’être plus que la collaboratrice ou le support moral de quelqu’un.
— Je comprends, répliqua-t-il, un peu trop rapidement.
— Je dois suivre ma propre voie. Il ne me suffit pas de m’attacher aux pas de quelqu’un et de me laisser guider.
— Bien sûr que non.
Ses traits se froncèrent de nouveau.
Tu ne vas surtout pas te mettre à chialer devant moi, songeai-je.
— J’ai tant de choses en moi, me dit-il. Tant de sentiments qui ne demandent qu’à s’extérioriser. Je suis incapable de m’exprimer correctement, et je sais que ce n’est pas ainsi que je pourrai te convaincre, mais je n’ai jamais rencontré une femme comme toi.
Tu n’as pas dû en rencontrer beaucoup, des femmes, pensai-je, peu charitablement.
— Où que tu ailles, quoi que nous fassions tous les deux, je t’attendrai, Casseia.
Je lui pris la main, sentant que c’était une manière appropriée sinon parfaite de sortir d’une situation pénible.
— J’ai aussi des sentiments pour toi, Charles, lui dis-je. Je ne t’oublierai jamais.
— Tu ne veux pas te lier par contrat. Je ne pouvais plus le faire, de toute manière, et tu le savais. Tu ne veux donc même pas me considérer comme un partenaire régulier. Tu n’as plus envie de me voir du tout.
— La seule chose que je veux, c’est ma liberté de choix, et je ne l’ai pas pour le moment.
— À cause de moi.
— Oui.
— Casseia, je ne me suis jamais senti aussi honteux de ma vie.
Je le regardai sans comprendre.
— Tu as beaucoup à apprendre sur les hommes.
— C’est évident.
— Sur les gens.
— Sans aucun doute.
— Mais tu ne veux pas que ce soit moi qui te l’apprenne. Qu’est-ce que je t’ai donc fait pour que tu mettes si vite un terme à notre relation ?
— Mais rien du tout ! m’écriai-je.
Je savais que je ne serais plus capable de me maîtriser longtemps. Le plus terrible, c’était que Charles allait être obligé, après cela, de passer la nuit ici. Il n’y avait plus de train, si tard, pour le dépôt de Kowloon. Demain matin, nous serions obligés de nous faire face, avec mes parents devant.
— Ce que je veux, c’est vivre seule, indépendante, en menant ma vie comme je l’entends, pour voir ce dont je suis capable, déclarai-je en grommelant à demi.
Mes yeux étaient en train de se remplir de larmes. Je relevai la tête pour les empêcher de couler sur mes joues.
— Ne m’attends pas, murmurai-je. Ce n’est pas ça, la liberté.
Il secoua la tête, rapidement.
— J’ai fait quelque chose de mal.
— Non ! hurlai-je.
Nous étions toujours dans le salon souvenir. Je lui pris le bras pour le guider jusqu’au moyeu du terrier et ouvris la porte de la galerie du jardin de thé. Je le poussai en avant, les dents serrées.
Le jardin de thé consistait en une cellule cylindrique située à dix mètres sous la surface. D’épais buissons verts sortaient des parois, de la voûte et du sol pour s’orienter dans la direction d’un soleil artificiel en feuille ondulée. Les feuilles bruissaient dans le courant de circulation d’air. Je ne lui lâchai le bras que lorsque nous fûmes à l’autre bout du cylindre.
— C’est moi qui ai fait quelque chose de mal, lui dis-je. C’est moi, ce n’est pas toi.
— Tout semblait si naturel, si authentique, murmura Charles.
— Cela aurait pu l’être, si c’était arrivé dans trois ans, cinq ans peut-être. Mais le moment n’était simplement pas le bon. Qui sait ce que nous serons devenus dans cinq ans ?
Charles s’assit sur un banc. Je m’assis à côté de lui, en m’essuyant furtivement les yeux avec une manche. Il n’y avait pas tellement longtemps que j’avais cessé de jouer à la poupée et de me plonger dans les LitVids sur les petites filles de l’époque victorienne de la Terre. Comment les choses avaient-elles pu aller si vite ?
— Sur la Terre, me dit Charles, on enseigne tout aux enfants sur la sexualité, la vie amoureuse et le mariage.
— Sur Mars, nous sommes vieux jeu pour cela.