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Quoi qu’il en soit, ayant échoué deux fois, je fis de nouveau acte de candidature. Cette fois-ci, je crois que ma mère – bien qu’elle ne l’ait jamais avoué par la suite – tira quelques ficelles. Ma demande alla plus loin que les précédentes, je fus conviée à un entretien à un plus haut niveau, et on me laissa entendre, pour finir, que j’avais de sérieuses chances d’être acceptée.

Je revis Charles pour la dernière fois, dans cette décennie, en 2173. En attendant une décision sur ma candidature, je m’étais inscrite pour un quartant à Ulysse en tant que commise du Conseil. Je travaillais dans les bureaux de Bette Irvine Sharpe, médiatrice du Grand Tharsis. C’était pour moi une expérience sans pareille. Et ma mère affirmait que le fait d’avoir eu ce poste indiquait que j’avais la faveur du Conseil.

C’était à l’occasion d’un bal organisé pour réunir des fonds destinés à l’Université Expérimentale de Tharsis, récemment ouverte, qui était en passe de devenir non seulement le haut lieu de la recherche scientifique sur Mars, mais également le centre des activités des penseurs.

Charles y était, en compagnie d’une jeune femme qui me déplut au premier abord. Nous tombâmes nez à nez sous le dôme transparent enrubanné érigé pour la circonstance au milieu d’un champ de corde en jachère.

Je portais une robe délibérément provocante, qui mettait en valeur des choses qui n’avaient nullement besoin de l’être. Charles était habillé aux couleurs de l’université, col roulé vert et pantalon gris foncé. Il s’arracha aux griffes de sa copine et nous nous fîmes face de part et d’autre d’une table couverte de légumes frais de conception nouvelle. Il déclara que j’étais ravissante. Je le complimentai, hypocritement, sur ses vêtements. Ils étaient, en réalité, horribles. Il paraissait calme, j’étais nerveuse. Je ressentais encore de la culpabilité pour ce qui s’était passé entre nous. Et pas seulement de la culpabilité, mais quelque chose d’autre aussi. Le fait d’être en sa présence me mettait mal à l’aise. Malgré tout, je le considérais toujours comme un ami.

— Je me suis portée candidate à un poste de stagiaire chez un syndic, lui dis-je. Je voudrais aller sur la Terre. Il y a de fortes chances pour que cela se réalise. Je partirai sans doute avec mon oncle Bithras.

Il répondit qu’il était content pour moi, mais ajouta d’une voix morose :

— Si tu pars, ce sera pour deux ans au moins. Une année martienne.

— Ça passe vite.

Il ne semblait pas convaincu.

— Je t’ai dit que je serais toujours prêt à devenir ton partenaire.

— Tu ne m’as pas exactement attendue, je vois.

Mon visage s’était soudain empourpré de colère et de honte. Ma voix était devenue mordante.

Charles, pour sa part, avait appris à retomber sur ses pieds et à traiter avec les gens, car il répliqua :

— Tu ne m’as pas exactement encouragé.

— Tu ne m’as jamais appelée.

Il secoua la tête.

— C’est toi qui as rompu, tu te souviens ? Il me reste quand même quelques poils d’amour-propre. Si tu as changé d’avis, c’était à toi d’appeler.

— Je te trouve bien arrogant. Une relation, c’est à double face.

Il crispa les mâchoires pour dire quelque chose qu’il n’avait pas envie de dire et détourna les yeux.

— Ton univers est devenu trop vaste pour moi. Je ne crois pas que ce soit très pratique d’attendre.

Je le dévisageai.

— Tu as mûri, lui dis-je. Tu es devenu tout ce que je savais que tu deviendrais. Je te souhaite ce qu’il y a de mieux. Je t’aimerai toujours.

Il s’inclina, fit volte-face et s’éloigna en me laissant vibrante. Je l’avais abordé comme on aborde un vieil ami, et il avait ressorti ce truc que je croyais avoir laissé derrière nous juste au moment où je lui parlais de ce que je considérais comme la plus grande réussite de ma jeune existence. C’était du chantage émotionnel, qui ne méritait que mon mépris le plus absolu.

Je traversai d’un pas vif le champ couvert de toile imperméable et m’introduisis dans un kiosque à toilette. Là, penchée sur un recycle d’où sortait un léger filet d’eau, je me regardai dans le miroir ovale en me demandant, furieuse, pourquoi je me sentais si déprimée.

— Bon débarras, murmurai-je entre mes dents serrées pour essayer de me convaincre.

Je n’avais jamais détesté Charles. Je n’avais jamais rien trouvé en lui qui ne fût admirable. Cependant, même aujourd’hui, avec un siècle d’existence entre elle et moi, je ne puis me résoudre à traiter d’idiote la fille que j’étais alors.

Je raconte tout cela en prélude insignifiant à des choses que ni Charles ni moi ne pouvions imaginer à l’époque. Lorsque je regarde en arrière, je vois le déroulement inexorable des événements qui préparaient, à travers les sept années martiennes à venir, le plus grand événement de l’histoire humaine.

Douleur insignifiante. Existences insignifiantes. Envol de grains de poussière présageant la tempête.

Deuxième partie

Vous pouvez rentrer à la maison, mais ça coûtera cher.

Vers la fin du XXIIe siècle, les voyages entre Mars et la Terre demeuraient un luxe réservé aux entreprises ou au gouvernement, quelquefois un caprice de millionnaire. Un passager de masse moyenne faisant le voyage de la Terre à Mars ou inversement devait débourser environ deux millions de dollars triadiques pour avoir ce privilège.

Les autres devaient se contenter d’envoyer des messages à la vitesse de la lumière, et cela mettait une barrière naturelle aux conversations de personne à personne.

Entre la Terre et la Lune, le délai de réponse est d’environ deux secondes sept dixièmes, juste assez pour tourner la langue une fois dans sa bouche sans perdre le fil de la conversation. Pour Mars, l’attente variait, selon le ballet planétaire, entre quarante-quatre minutes et un peu moins de sept.

L’art de la conversation n’avait pas fait long feu entre Mars et la Terre.

2175-2176, A.M. 54–55

Dès que j’appris ma présélection pour devenir stagiaire, je me mis à réétudier frénétiquement la politique et l’histoire culturelle de la Terre. J’avais déjà largement dépassé le niveau atteint par la plupart des Martiens dans le cadre d’une éducation normale. J’étais devenue cette chose relativement rare sur Mars qu’on appelle terrophile. Il fallait maintenant que je me hisse au niveau d’un expert.

J’avais ma petite idée sur le genre de questions qui me seraient posées. Je savais qu’il y aurait des entretiens et interrogatoires serrés, mais j’ignorais qui les conduirait. Lorsque je finis par l’apprendre, je ne savais pas s’il fallait être soulagée ou nerveuse. En fin de compte, je crois que je me sentis soulagée. Le premier entretien se ferait avec Alice, le penseur principal de Majumdar.

Cela se passa à Ylla, dans un bureau réservé à des réunions plus officielles concernant les affaires interfamiliales. Je m’habillai lentement ce matin-là, en manipulant avec un soin extrême les vêtements neufs qui se formaient sous la matte de mon lit. Je m’examinai d’un œil critique dans la glace et en projection vid, cherchant la moindre imperfection à l’intérieur comme à l’extérieur.