Je m’efforçai de me calmer durant le trajet d’une centaine de mètres. Délibérément, j’avais choisi un chemin un peu plus long, qui passait par des jardins d’agrément publics. C’étaient des galeries latérales remplies de fleurs et de légumes divers, avec de petits arbres qui poussaient sous les plaques de soleil artificiel.
Les penseurs étaient invariablement courtois, dotés d’une patience infinie et d’une personnalité agréable. Ils étaient plus malins et plus rapides, de très loin, que les humains. Je n’avais jamais eu affaire, jusqu’à présent, à Alice, mais je savais que mon oncle avait établi une liste de critères spécifiques pour ses stagiaires et je ne doutais pas que l’entretien se déroulerait de manière objective et efficace. Cependant, compte tenu de mon âge et de mon inexpérience, je ne pouvais m’empêcher d’être de plus en plus nerveuse.
Avec quelques minutes d’avance, je me présentai devant le préfet de sélection, un homme d’âge moyen, au visage de moine, à l’expression imperturbable, originaire de Jiddah, qui s’appelait Peck. J’avais déjà eu affaire à lui lors de ma demande de bourse. Il s’efforça de me mettre à l’aise.
— On vient de faire le ménage chez Alice, me dit-il. Elle est d’excellente humeur.
C’était sa plaisanterie favorite. Les penseurs n’ont pas d’humeurs. Ils peuvent se façonner celle qu’ils veulent, mais ne sont jamais dominés par elle. Ce n’était pas comme moi. L’humeur qui me dominait, en l’occurrence, confinait à la panique.
Je murmurai que j’étais prête à commencer. Peck sourit, me donna une petite tape sur l’épaule comme si j’étais une enfant, puis m’ouvrit la porte du bureau.
Je n’étais jamais entrée là. Panneaux muraux en bois de rose, épaisse moquette métabolique vert tilleul, lumière douce et uniforme émanant de luxueuses appliques en cuivre.
Une petite fille aux cheveux longs vêtue d’une robe blanche avec des dentelles – l’image d’Alice – semblait assise derrière le bureau à matrice opale, les mains croisées sur la pierre polie noir et feu. Elle tirait son nom de la fillette qui avait inspiré Lewis Carroll, Alice Liddell, et dont elle choisissait généralement le portrait animé comme interface. L’image bougea, révélant son irréalité, puis se stabilisa.
— Bonjour.
Je souris. Mon sourire, comme celui d’Alice, était tremblotant, dénonçant sa nature illusoire.
— Nous avons déjà travaillé ensemble, me dit-elle, mais vous ne vous en souvenez sans doute pas.
— Non, reconnus-je.
— Vous aviez six ans. Je présentais une série de LitVids d’histoire venus de Jiddah. Vous étiez bonne élève.
— Merci.
— Depuis quelques mois, Bithras et le MA de Majumdar préparent un voyage sur la Terre, pour rencontrer en direct différentes personnalités officielles.
— Oui.
J’écoutais attentivement, essayant de me concentrer sur les mots et non sur les images.
— Bithras emmènera avec lui comme assistants stagiaires deux jeunes gens doués de la famille. Ils auront d’importantes responsabilités. Veuillez vous asseoir.
J’obéis.
— Mon image présente vous met-elle mal à l’aise ?
— Je ne crois pas.
Cela faisait un drôle d’effet de répondre ainsi à une petite fille, mais je décidai – en me forçant un peu – que cela ne me gênait pas excessivement. Il allait falloir, de toute manière, que j’apprenne à travailler avec des penseurs.
— Votre curriculum est idéal pour ce que Bithras demande à une assistante. Vous avez choisi principalement la gestion et la politique, et vous avez étudié la théorie de la gestion dans les cultures de l’information.
— J’ai essayé.
— Vous vous êtes également intéressée en détail à l’histoire, aux mœurs et à la politique de la Terre. Quels sont vos sentiments sur cette planète ?
— Je la trouve fascinante.
— Attirante ?
— J’en rêve. J’adorerais la voir en réalité.
— Et la société de la Terre ?
— À côté, celle de Mars a des siècles de retard.
Je ne savais pas – je n’ai jamais su – dissimuler mes sentiments. Je doutais qu’Alice pût se laisser berner, au demeurant.
— C’est l’idée généralement admise, je pense. Quels sont les points forts de la Terre, considérée dans son ensemble ?
— Je ne sais pas si la Terre peut être considérée comme un ensemble.
— Pourquoi pas ?
— Malgré ses réseaux de communication et d’échange, son système d’éducation unifiée et ses consultations électorales instantanées, il y a encore beaucoup de diversité. Les différences sont nombreuses entre les alliances, les États indépendants, les minorités non thérapiées…
— Y a-t-il plus ou moins de diversité sur Mars ?
— Moins de diversité et moins de cohérence, à mon avis.
— Comment expliquez-vous cela ?
— Les habitants de la Terre sont thérapiés ou natsups à plus de quatre-vingts pour cent. Depuis une soixantaine d’années terrestres, la majorité de leurs naissances sont criblées. Il n’y a probablement jamais eu dans l’histoire humaine de population plus sélective, intelligente et saine, aussi bien physiquement que mentalement.
— Et sur Mars ?
Je souris.
— Nous sommes attachés à nos imperfections.
— Sommes-nous moins cohérents dans notre gestion et dans nos décisions ?
— Sans le moindre doute. Considérez notre prétendue politique, nos tentatives d’unification.
— Dans quelle mesure estimez-vous que cela affectera les négociations menées par Bithras ?
— Aucune idée. Je ne sais même pas quelles sont ses intentions – ou plutôt celles des MA, du Conseil.
— Comment percevez-vous le caractère des États-Unis et des différentes alliances ?
Je me lançai précautionneusement dans un bref exposé, consciente de l’immensité de la mémoire d’Alice et de la nécessité pour moi d’appréhender un sujet complexe de la manière la plus simple possible.
À la fin du XXe siècle, les multinationales avaient autant d’influence sur les affaires de la Terre que les gouvernements. La Terre était en plein dans sa première révolution informatique. L’information était devenue aussi importante que les matières premières et le potentiel industriel. Vers le milieu du XXIe siècle, les usines de nanotechnologie étaient peu coûteuses. Les nanorecycleurs fournissaient des matériaux bruts à partir des déchets. C’était le règne suprême des données et de la conception.
La fiction des nations et des gouvernements séparés se maintenait, mais les décisions politiques, de plus en plus, se prenaient sur la base du profit économique et non pas de l’amour-propre national. Les guerres étaient en déclin. Le marché du travail fluctuait de manière aberrante tandis que les nations en voie de développement entraient dans la danse, exacerbées par les nanos et les autres formes d’automation, et que surgissait dans le monde de l’information une nouvelle classe de travailleurs thérapiés, superadaptés, superqualifiés, professionnellement sûrs d’eux-mêmes, qui demandaient de plus en plus à avoir leur mot à dire au même titre que les conseils d’administration des multinationales.
Durant les deux premières décennies du XXIe siècle, de nouvelles techniques de thérapie psychologique efficace commencèrent à transformer les cultures et la politique terriennes. Les thérapiés, en tant que nouvelle classe plus morale que socio-économique, avaient des réactions différentes. Au-delà de la diminution attendue des comportements extrêmes et destructifs, les thérapiés se révélèrent plus faciles, plus adaptables, objectivement plus intelligents et, par conséquent, plus sceptiques. Ils évaluaient les assertions politiques, philosophiques et religieuses en fonction de leurs propres critères de jugement. Ils n’avaient pas une foi à toute épreuve. Néanmoins, ils travaillaient en équipe, même avec les non-thérapiés, de manière efficace et sans heurts. Le slogan de ceux qui préconisaient la thérapie pour tout le monde était : « Une société saine est une société courtoise. »