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Avec l’unification économique de la plupart des nations en 2070, la pression sur les non-thérapiés pour que soient extirpées les aberrations et les anomalies de la faible nature humaine devint presque insupportable. Les individus qui avaient des profils psychologiques inadéquats eurent de plus en plus de mal à trouver un emploi stable. Vers la fin du XXIe siècle, la sous-classe des non-thérapiés constituait environ la moitié de la race humaine mais ne produisait qu’un dixième de l’économie mondiale.

Les nations, les cultures et les partis politiques durent s’adapter aux thérapiés pour survivre. Les changements furent brutaux et même douloureux pour certains, mais beaucoup moins cruels, sans doute, que lors des précédents raz de marée humains de l’histoire. Comme me le rappela Alice, le résultat ne fut pas la mort des organisations politiques ou religieuses, comme certains l’avaient prévu, mais plutôt une sorte de renouveau. De nouveaux codes moraux, philosophiques et religieux plus élevés apparurent.

À mesure que les individus changeaient, les comportements collectifs se modifiaient aussi. Simultanément, par réaction, le caractère des relations commerciales mondiales évoluait aussi. Au début, les nations et les multinationales essayèrent de conserver leur indépendance, faite de vieux privilèges. Mais dans les dernières décennies du XXIe siècle, les multinationales possédées et dirigées par des représentants thérapiés du monde industriel contrôlaient l’économie mondiale derrière un mince vernis de gouvernement national démocratique. Par tradition – la masse accumulée des rêves culturels généreux –, certains masques étaient maintenus, mais les individus et les groupes lucides n’avaient aucune difficulté à voir les évidences. Les corporations possédées par les travailleurs reconnaissaient des sphères économiques communes. Les taxations professionnelles étaient unifiées de part et d’autre des frontières, les monnaies étaient standardisées, les réseaux de crédit étaient mondiaux. L’économie ne faisait plus qu’un avec la politique. La nouvelle réalité se concrétisait dans les alliances supranationales.

La GAEO – la Grande Alliance Est-Ouest – comprenait l’Amérique du Nord, la plus grande partie de l’Asie et de l’Asie du Sud-Est, l’Inde et le Pakistan. La Grande Alliance de l’Hémisphère Sud, ou GAHS (prononcer gaze) absorbait l’Australie, l’Amérique du Sud, la Nouvelle-Zélande et la majeure partie de l’Afrique. L’Eurocom était née de l’Europe unie, avec l’adjonction des États baltes et balkaniques, de la Russie et de l’Union turque.

Les pays non alignés se situaient principalement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ces nations avaient raté aussi bien la révolution industrielle que celle des flux de données.

Au début du XXIe siècle, de nombreux gouvernements terrestres interdirent aux non-thérapiés l’accès aux emplois dans les secteurs sensibles, à moins qu’ils ne se situent dans la catégorie des natsups, qui n’avaient pas besoin de thérapie pour être à la hauteur des nouveaux critères. Et la définition du secteur sensible devenait de moins en moins restrictive.

Il n’y avait, à cette époque-là, que des colonies martiennes et lunaires rudimentaires, avec des critères de recrutement draconiens pour les pionniers. Aucune place n’était laissée aux inadaptés sociaux. L’attrait romantique de la colonisation de Mars était si puissant que les responsables pouvaient se montrer extrêmement difficiles. Même les candidatures des thérapiés étaient rejetées en faveur des natsups. Ils constituèrent la masse des nouveaux colons.

La plupart des colonies de la jeune Triade acceptaient cependant la thérapie. Mais la plupart refusaient la thérapie forcée, qui constituait la nouvelle tyrannie en vigueur sur la Terre.

Nous quittâmes progressivement l’atmosphère étouffante de l’interrogatoire d’examen pour nous lancer dans une conversation à bâtons rompus. Le changement, provoqué par Alice, se fit si graduellement que c’est à peine si je le remarquai au début.

J’étais curieuse de savoir à quoi pouvait ressembler l’existence dans un monde d’imperfections et de parasites mentaux. Je demandai à Alice comment elle se représentait un tel monde.

— Très intéressant et beaucoup plus dangereux, me répondit-elle. D’une certaine manière, il y avait une plus grande variété dans la nature humaine. Malheureusement, une bonne partie de cette variété était inefficace ou destructrice.

— Avez-vous été thérapiée ? lui demandai-je.

Elle se mit à rire.

— Plusieurs fois. C’est une fonction de routine pour un penseur que de subir régulièrement des analyses et des thérapies. Et vous ?

— Jamais. Je ne pense pas avoir d’imperfections destructrices. Puis-je vous poser une autre question ?

— Mais bien sûr.

Je commençais à me sentir à l’aise. Si Alice me trouvait inadéquate, elle n’en manifestait pour le moment aucun signe.

— Si la Terre est si saine et si prospère, pourquoi exerce-t-elle toutes ces pressions sur Mars ? La thérapie n’améliore-t-elle pas les capacités de négociation ?

— Elle facilite la compréhension des autres individus et organisations. Mais il y a toujours des objectifs à fixer et des jugements à établir.

— Très bien, répliquai-je, échauffée par cette discussion. Mettons que nous fonctionnons toutes les deux à partir des mêmes faits de base et que je ne suis pas du même avis que vous.

— Avons-nous les mêmes objectifs ?

— Non. Disons qu’ils diffèrent. Mais ne pourrions-nous pas mettre nos ressources en commun et faire des concessions de part et d’autre, ou tout simplement nous laisser mutuellement en paix ?

— Ce serait possible, à conditions que les objectifs de part et d’autre ne soient pas incompatibles.

— La Terre exerce des pressions sur Mars. Il y a un risque de conflit. Cela signifie que nous sommes engagés dans une partie d’où il ne peut sortir qu’un seul vainqueur, qui remportera tout.

— C’est une possibilité. Le tout ou rien. Mais ce n’est pas le seul type de jeu qui puisse déboucher sur un conflit.

Je reniflai, sceptique.

— Je ne comprends pas, déclarai-je.

Je voulais dire, en réalité : je ne suis pas d’accord.

— Puis-je extrapoler ?

— Allez-y.

— Je vais modéliser le conflit Terre-Mars en laissant de côté les mathématiques complexes.

— J’ai l’impression que vous avez déjà modélisé la situation à un niveau bien supérieur.

— C’est exact, murmura Alice.

Je me mis à rire.

— Dans ce cas, je ne suis plus dans la course.

— Je ne voudrais pas vous offenser.

— Je sais. Mais je me demande seulement ce que je fais ici à essayer d’argumenter.

— C’est parce que vous n’êtes jamais satisfaite de votre condition présente.

— Je vous demande pardon ?

— Vous ne devez jamais cesser de vous améliorer. À mon avis, vous êtes la partenaire humaine idéale dans une discussion, parce que vous ne me fermez jamais la porte. Les autres le font tout le temps.