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— Bithras vous ferme la porte ?

— Jamais, bien qu’il me soit arrivé de le rendre furieux.

— Dans ce cas, poursuivez, lui dis-je.

Si Bithras est capable d’encaisser, j’en suis capable aussi.

Alice me décrivit, à l’aide de mots et de projections graphiques, une Terre qui allait rapidement vers les quatre-vingt-dix pour cent d’accord dans les votes express ponctuels. C’était l’intégration quasi parfaite de la plupart des objectifs individuels. La circulation des données allait fournir aux individus des accès égaux aux informations clés. Les humains seraient redéfinis en tant que modules appartenant à une entité pensante plus vaste. Les individus seraient à la fois intégrés – dans la mesure où ils pourraient atteindre rapidement un consensus sur les problèmes courants – et autonomes, car ils accepteraient la diversité des opinions et des perspectives.

J’avais envie de demander : Quelle diversité, si tout le monde est d’accord ? Mais Alice avait, de toute évidence, des définitions mathématiques plus complexes, auprès desquelles les mots n’étaient qu’une vague approximation. La liberté de n’être pas d’accord serait farouchement défendue, sur la base qu’une société, même intégrée et informée au plus haut point, pouvait toujours commettre une erreur. Cependant, des gens rationnels avaient plus de chances d’opter pour des chemins logiques et dégagés dans les solutions à leurs problèmes.

Mon point de vue martien, naturellement, se rebiffait.

— C’est tout le tableau de l’oppression politique de la ruche, murmurai-je.

— Possible, mais n’oubliez pas que c’est une culture de l’information que nous sommes en train de modéliser. Diversité et autonomie au sein de l’unité politique.

— Plus un gouvernement est petit, plus il répond efficacement aux attentes des individus. Si l’unification est totale et si vous désapprouvez le contexte politique sans pouvoir vous échapper vers un autre système de gouvernement, peut-on vraiment parler encore de liberté ?

— Dans la culture planétaire de la Terre, la circulation des informations permet aux gouvernements, même quand ils sont très grands, de répondre rapidement aux désirs des individus. La communication entre les différentes couches de l’organisation est constante et quasi instantanée.

Je répliquai que ce point de vue me semblait un peu optimiste.

— Quoi qu’il en soit, les votes sont rapides. La circulation de l’information encourage les humains à se tenir au courant des problèmes et à en discuter. Munis de leurs propres rehaussements, qui seront bientôt aussi puissants que les penseurs, et grâce aux liaisons avec d’autres penseurs encore plus avancés, les représentants des différentes couches de l’organisation humaine joueront le rôle d’un processeur massif capable d’évaluer et de mettre en œuvre une politique mondiale. La circulation de l’information relie les individus en parallèle, pour ainsi dire. En fin de compte, les groupes humains et les penseurs pourraient devenir intégrés au point qu’on ne puisse plus les distinguer les uns des autres. Mais cela dépasse mes capacités de modélisation, conclut modestement Alice.

— L’esprit de la ruche, murmurai-je sarcastiquement. Je n’ai aucune envie d’être là quand cela se produira.

— Ce serait drôle, déclara Alice. Il resterait toujours la possibilité de simuler l’isolement d’un individu.

— Mais le sentiment de solitude serait insupportable, répliquai-je avec un soudain accroc dans la voix.

D’une manière perverse, j’aspirais à une sorte d’accord avec une entente ou une certitude, afin d’avoir vraiment le sentiment d’appartenir à une vérité plus large, à un effort plus grand et unifié. Mon éducation martienne, ma jeunesse et ma personnalité me maintenaient isolée, dans une souffrance émotionnelle constante sinon extrême, sans véritable sentiment d’appartenance. Je souhaitais profondément me consacrer à une juste et noble cause, je voulais être entourée de gens – d’amis – qui me comprennent. Ne plus être seule. En quelques phrases maladroites et entrecoupées, j’expliquai la chose à Alice, comme si elle était ma confidente et non mon examinatrice.

— Vous comprenez ce besoin, me dit-elle. Peut-être mieux, en raison de votre âge, que ne le comprend Bithras.

Je frissonnai.

— Avez-vous personnellement envie d’appartenir cœur et âme à quelque chose de plus grand, quelque chose de vraiment significatif ?

— Non, me répondit Alice. Pour moi, c’est une simple curiosité.

Je me mis à rire. C’était une façon de soulager mes tensions et mon embarras.

— Mais pour les gens de la Terre…

— Le désir d’appartenir à quelque chose de plus grand est une pulsion historiquement reconnue, contre laquelle on peut lutter mais que beaucoup considèrent comme incontournable.

— C’est effrayant.

— Pour Mars, dans la situation actuelle, c’est exact, approuva Alice. Les grandes alliances terrestres désapprouvent nos « imperfections », comme vous les appelez. Elles veulent des partenaires rationnels et efficaces, socialement aussi stables qu’elles dans un Système solaire économiquement unifié.

— Ils font donc pression sur nous parce qu’ils nous considèrent comme une planète rétive… Mais vous ne pensez pas que les Martiens veulent aussi appartenir à quelque chose de plus grand ?

— Beaucoup de Martiens attachent le plus grand prix à leur indépendance individuelle, déclara Alice.

— Philosophie de pionniers ?

— Mars est remarquablement urbanisée. Les individus sont étroitement soudés en groupes économiques sur toute l’étendue de la planète. Cela ne ressemble guère aux familles ou aux individus isolés sur un territoire de pionniers.

— Avez-vous discuté des objectifs de la Terre avec Bithras ?

— Ce sera à lui de vous le dire.

— Très bien. Je vais vous expliquer ce que j’en pense, dans ce cas. D’accord ?

Alice hocha la tête.

— Je pense que la Terre a de vastes projets et que l’autonomie d’une partie de la Triade contrecarre ces projets. À long terme, elle voudra soumettre Mars et prendre le contrôle de cette planète comme elle a pris celui de la Lune. Puis elle s’attaquera aux Ceinturiers, aux astéroïdes et aux colonies spatiales. Elle ramènera tout le monde au bercail, jusqu’à ce qu’une seule autorité centrale dispose de toutes les ressources du Système solaire.

— Votre évaluation est très proche de la mienne, déclara Alice. Avez-vous passé beaucoup de temps dans un environnement terrestre simulé ?

— Non, avouai-je.

— Il y a beaucoup à apprendre en le faisant. Vous souhaiterez peut-être également endosser une personnalité terrestre simulée, afin de mieux comprendre.

— Ce genre… d’intimité technique ne m’attire pas beaucoup.

— Me permettez-vous de dire que c’est une réaction typiquement martienne ? Vous devez comprendre parfaitement vos partenaires si vous voulez négocier efficacement. Je vous garantis que les Terriens auront étudié la psychologie martienne dans tous ses détails.

— S’ils se transforment en nous, cela ne veut-il pas dire qu’ils penseront comme nous ?

— C’est une curieuse erreur que de croire que le fait de comprendre comment quelqu’un pense signifie que l’on doive approuver ses idées. Comprendre n’implique pas que l’on change ni que l’on adhère.

— Très bien. Supposons que la Terre entière se câble et que nous ayons à traiter avec une intelligence collective. En quoi cela augmente-t-il leurs besoins en ressources ?

— Les objectifs d’une mentalité intégrée seront toujours plus ambitieux que ceux d’un groupe disparate.