— Personne n’est donc jamais satisfait de ce qu’il a ?
— Pas chez les humains, en tout cas. Pas au niveau des gouvernements, ni à celui des nations ou des planètes.
Je secouai tristement la tête.
— Et vous ? demandai-je. Vous êtes plus puissante et plus intégrée que moi. Êtes-vous automatiquement plus ambitieuse ?
— Je suis conçue pour servir les humains. Je me contente de jouer ce rôle.
— Légalement, vous êtes une citoyenne avec les mêmes droits que moi. Cela inclut, en principe, le droit d’en vouloir plus.
— Égal en droit ne signifie pas égal en nature.
Je méditai ces paroles en silence durant un bon moment. Puis l’image d’Alice me sourit.
— J’ai beaucoup apprécié cette conversation, Casseia.
— Merci, répliquai-je, soudain rappelée à la réalité des raisons de cet entretien. J’ai trouvé ça… très excitant.
— Je considère cela comme un compliment, Casseia.
Je brûlais d’envie de poser la question qui allait de soi.
— Je communiquerai les résultats à Bithras, me dit-elle.
— Merci, fis-je avec un sourire timide.
— Naturellement, il y aura d’autres entretiens avec des humains.
— Naturellement.
— Bithras ne reçoit généralement pas les candidats.
Je l’avais déjà entendu dire, et je trouvais cela curieux.
— Il fait confiance à ses collaborateurs, à moi en particulier, me dit Alice sans cesser de sourire.
Il ne fait pas confiance à son propre jugement ?
— Ah, bon.
— Nous aurons l’occasion de reparler de tout ça.
L’image d’Alice se leva. Le préfet de sélection, Peck, ouvrit la porte du bureau et entra. Je dis au revoir à Alice.
— Comment ai-je été ? demandai-je à Peck tandis qu’il me raccompagnait.
— Je n’en ai pas la moindre idée, me dit-il.
J’attendis anxieusement six jours. Je me souviens d’avoir été plus qu’impatiente. Carrément insupportable. Ma mère prit ma défense face à l’irritation de mon père. Stan m’évitait purement et simplement. Nous avions alors de nombreux parents dans nos terriers. Il y avait ma tante et ses quatre enfants adolescents. J’essayais de demeurer cachée le plus possible. J’étais incapable de décider si j’étais une sorte de lépreuse ou bien une chrysalide sur le point de devenir papillon.
Je revis Diane, qui était devenue instructrice stagiaire à Durrey, mais je ne lui parlai pas de mon entretien avec Alice. Je croyais plus ou moins au mauvais œil. Le soutien de mes amis et de ma famille, me disais-je, risquait d’attirer l’attention de divinités à l’esprit tordu, à la recherche de jeunes femmes trop gâtées par la chance et qui avaient besoin d’être remises à leur place.
Le sixième jour, mon ardoise me fit entendre sa mélodie réservée aux messages officiels. J’étais dans le couloir de l’appartement familial. Je me réfugiai aussitôt dans ma chambre, verrouillai la porte, m’étendis sur mon lit, sortis l’ardoise de ma poche, la calai devant moi et pris une longue inspiration avant de faire défiler les mots.
Chère Casseia Majumdar,
Votre candidature à un poste de stagiaire auprès du syndic Bithras Majumdar, du MA de Majumdar, a été retenue. Vous lui servirez d’assistante lors de son prochain voyage sur la Terre. Il vous convoquera bientôt. Prenez rapidement toutes vos dispositions pour partir.
Helen Dougal, secrétaire du syndic, MA de Majumdar.
Un frisson me parcourut de la tête aux pieds. Étendue sur mon lit, je ne savais pas si j’allais me mettre à rire ou à vomir.
Je suivais ma course vers les centres du pouvoir, même si ce n’était qu’en tant qu’observatrice.
L’autre heureux élu en tant que stagiaire était un garçon à l’air austère, originaire de la station de Majumdar à Vastitas Borealis. Il s’appelait Allen Pak-Lee. De deux ans mon aîné, il paraissait tranquille et motivé. Je l’avais déjà aperçu à l’UMS.
Nous emportions avec nous une copie officielle d’Alice. Le MA de Majumdar déboursait, compte tenu de la remise habituelle, environ sept millions et demi pour nous quatre. Alice II comptait comme une passagère, bien que son poids ne dépassât pas vingt kilos.
En tant qu’assistante et négociatrice stagiaire, j’étais appelée à passer pas mal de temps en compagnie de mon tiers-oncle Bithras, célibataire endurci qui avait à peu près trois fois mon âge mais dont le tempérament de coureur appartenait à la légende. Notre parenté ne représentait pour lui aucun problème. Nous n’étions pas liés par le sang. Les liaisons dans le sein d’un MA étaient mal vues, mais cela ne les empêchait pas d’être assez courantes. Je savais tout cela lorsque j’avais fait acte de candidature. Et je m’estimais capable de faire face.
On m’avait dit que ses avances avaient un caractère raisonnablement diplomatique et qu’il essuyait les rebuffades sans pour autant perdre la face ni éprouver du ressentiment. On m’avait également affirmé qu’il afficherait des sentiments paternels et protecteurs en public et que, sous bien des aspects, il avait plutôt le sens de l’honneur et savait se montrer intelligent et bienveillant.
— Mais si jamais tu couches avec lui, me dit ma mère en m’aidant à faire mes valises, tu es perdue.
— Pourquoi ça ? demandai-je.
— Parce que c’est un vieux bougre de conservateur. Il clame qu’il aime profondément les femmes, et c’est vrai, dans un sens, mais – je l’ai appris de la bouche de l’une de ses partenaires – il a horreur du sexe.
— Je n’y comprends plus rien, murmurai-je en fourrant un cylindre de tissu brut dans l’unique mallette en acier qu’on nous permettait d’emporter.
— Il est comparable à un chien qui adore les plaisirs de la chasse mais n’aime pas tuer le renard.
Je me mis à rire. Elle haussa les sourcils et plissa les lèvres.
— Crois-moi, Casseia. Il ne vit que pour son travail. Pour un célibataire de sa stature, le sexe est souvent négatif, irrationnel et potentiellement dangereux. Bithras doit s’accommoder de l’autre facette de sa personnalité, une facette qu’il n’a jamais appris à maîtriser. Mais pour toi, cela représente une extraordinaire occasion.
Je fis la grimace en glissant ma trousse médicale dans la mallette.
— Appuie dessus, me dit ma mère.
J’appuyai sur la plaque, et la trousse réagit en se déformant.
— Elle est encore bonne, murmurai-je. J’ignorais que c’était un tel monstre. Pourquoi lui passe-t-on ses caprices ?
— C’est un monstre sacré, Casseia chérie. S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Considère-le comme un rite du passage familial. Résiste à ses avances avec humour et intelligence, et il sera prêt à faire n’importe quoi pour toi. Dès qu’il t’aura jaugée, il cessera d’exercer des pressions sur toi.
Elle examina d’un œil critique la mallette parfaitement rangée puis hocha la tête pour signifier son approbation.
— Je t’envie, me dit-elle d’un air songeur. J’aimerais tellement aller sur la Terre.
— Même s’il faut faire le voyage avec Bithras ?
— Il n’y a pas la moindre chance pour que toi ou moi nous couchions avec lui. (Elle me fit un clin d’œil.) Nous avons trop bon goût. Mais quelle occasion ! Résiste à la bête, et ressors pure et vierge, couverte d’or et de joyaux.
— Euh…
Deux jours avant le départ, Bithras me convoqua dans son bureau de Carter City, dans Aonia Terra. Je pris le train à Jiddah et fis le voyage jusqu’à Aonia. Je récupérai mon sac au dépôt de Carter. C’était là que la plupart des administrateurs de Majumdar avaient leur bureau. Toutes les décisions importantes s’y prenaient. Et Bithras y avait établi son domicile.