— Ils nous imposeront une forme de gouvernement étatiste, se plaignit Nils, et ils modèleront ce gouvernement en fonction de leurs propres besoin. Nous leur appartiendrons alors corps et âme.
— C’est en effet une possibilité, admit Bithras. Et c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de prendre les devants, comme dirait Nils, pour nous poignarder dans le dos les premiers.
Bithras se présenta seul devant le Conseil pour défendre le projet qu’il avait mis au point avec les cinq MA les plus influents de Mars. Le débat fut houleux. Personne n’approuvait ces choix, mais personne ne voulait non plus être le premier à s’attirer les foudres de la Terre. Il réussit finalement à ficeler quelque chose d’acceptable par tous. Il nous envoya, dès la fin de la séance, un message qui disait :
Mes chers jeunes assistants,
Les Martiens sont tous des lâches. Le projet est accepté.
À plus tard.
Le voyage débuta par un grand dîner d’adieu dans la salle des départs d’Atwood Star Harbor, près d’Equator Rise, à l’est de Pavonis Mons. Amis, parents et dignitaires affluèrent pour nous voir partir.
Pour des raisons de sécurité, Bithras n’embarquerait dans la navette qu’à la dernière minute. Des menaces anonymes contre sa vie avaient été glissées ces derniers jours dans les boîtes aux lettres des familles, depuis que la nouvelle de son départ avait été rendue publique. Certains soupçonnaient les étatistes aigris ; d’autres regardaient plutôt dans la direction des MA de moindre importance, ceux qui avaient le moins à gagner et le plus à perdre dans cette aventure.
Ma mère, mon père et mon frère étaient assis dans un coin, près d’une large baie dominant le port. Les nez ronds et blancs des navettes dépassaient des silos à moitié ouverts. Le sable mou formait des striures rouges sur les dalles blanches. Les arbeiters de nettoyage, inlassablement, allaient et venaient sur le terrain.
Nous conversions par à-coups, avec de longues pauses de silence. Réserve martienne. Mes parents essayaient de ne pas montrer leur fierté et leur tristesse. Stan se contentait de sourire. Il souriait toujours, par bonne ou mauvaise fortune. Certains se méprenaient sur lui à cause de cela, mais c’était dû à la conformation de son visage. Le sourire lui venait naturellement.
Mon père me prit par les épaules en murmurant :
— Tu vas faire de grandes choses.
— Bien sûr qu’elle va faire de grandes choses, déclara ma mère.
— Nous allons être obligés d’adopter quelqu’un pendant ton absence, continua mon père. Une maison vide, c’est insupportable.
— D’autant plus que Stan va partir aussi dans quelques mois, renchérit ma mère.
— Moi ? fit Stan.
C’était un cri du cœur, où perçait la surprise derrière la plaisanterie.
— Nous aurons le terrier rien que pour nous, pour la première fois depuis dix ans, reprit ma mère. Qu’allons-nous faire ?
— Remplacer les moquettes, suggéra mon père. Elles ne se régénèrent plus aussi bien qu’avant.
Je les écoutais avec un mélange de gêne et de tristesse. J’aurais voulu m’enfuir pour pleurer, mais ce n’était pas possible.
— Tu vas nous rendre fiers de toi, me dit mon père.
Puis, pour bien faire passer le message, d’une voix plus forte, il répéta exactement la même chose.
— Je ferai de mon mieux, déclarai-je en scrutant son visage.
Lui et moi, nous n’avions jamais communiqué vraiment. Son amour pour moi avait toujours été évident, et il ne m’avait jamais fait du tort, mais il semblait souvent absent. Ma mère, je pensais la connaître à fond ; pourtant, elle ne manquait jamais de me surprendre, alors que ce n’était jamais le cas avec mon père.
— Inutile de prolonger ce moment, déclara ma mère d’un ton ferme, saisissant le coude de mon père pour souligner ses paroles.
Elle me serra dans ses bras. Je me blottis contre elle comme une petite fille qui attend qu’on la soulève et qu’on la berce. Elle me repoussa en souriant, les larmes aux yeux, gentiment mais fermement. Mon père prit ma main pour la serrer dans les siennes avec effusion. Il avait, lui aussi, les larmes aux yeux. Ils se détournèrent abruptement et s’éloignèrent.
Stan resta un peu plus longtemps avec moi. Nous demeurâmes à l’écart de la foule, sans beaucoup parler, jusqu’à ce qu’il penche la tête de côté pour murmurer :
— Tu vas leur manquer.
— Je sais.
— À moi aussi.
— Ça passera vite, murmurai-je.
— Je vais passer contrat, déclara-t-il en avançant la mâchoire d’un air de défi.
— Hein ?
— Avec Jane Wolper.
— De chez Cailetet ?
— Oui.
— Stan, tu sais très bien que papa déteste les gens de Cailetet. Ils sont arrogants et prolunaires. Nous n’avons jamais pu sympathiser avec eux.
— C’est peut-être pour cela que je l’aime.
Je le considérai avec ahurissement.
— Tu m’étonneras toujours, lui dis-je.
— Ouais.
Il semblait particulièrement satisfait de lui-même.
— Tu vas aller dans leur famille ?
— Ouais.
— Je suis heureuse de m’en aller maintenant.
— Je te tiendrai au courant. Si papa ne te parle pas de moi, cela voudra dire que les choses se sont mal passées. Je te donnerai les détails quand la poussière sera retombée.
Je le revoyais en train de courir dans la galerie qui séparait nos chambres quand il avait cinq ans et moi deux et demi et que je l’idolâtrais. Il faisait des bonds comme un kangourou et portait des tampons en caoutchouc aux pieds et aux mains pour rebondir sur les parois des galeries. Athlétique et calme, il avait toujours su où il allait. Il n’avait jamais fait enrager nos parents, mais ne leur avait pas laissé de répit non plus. À présent, c’était son tour de provoquer.
Nous nous embrassâmes.
— Ne la laisse pas te mener par le bout du nez, lui dis-je.
Il me fit une grimace de singe hargneux, l’effaça de son visage avec sa main à la manière d’un clown et la remplaça par un sourire rayonnant.
— Je suis fier que tu aies réussi, Casseia, me dit-il.
Il m’embrassa de nouveau rapidement, me serra les deux mains puis me donna un petit paquet avant de s’en aller.
Je m’assis dans un coin pour ouvrir le paquet. Il contenait une cartouche de toutes les vids et de tous les souvenirs de notre famille. Elle pesait cent grammes. Il avait payé le supplément de poids correspondant. Il y avait le timbre officiel sur la boîte. Je me sentis encore plus vide et plus seule que précédemment.
Je fis face au hall plein de monde avec une sorte d’angoisse sensuelle. Le départ de la navette était fixé dans deux heures. Dans moins de six heures, je serais à bord du Tuamotu. Nous quitterions l’orbite martienne pour nous injecter dans une orbite solaire dans vingt-quatre heures au plus.
Je mis le cadeau de Stan dans ma poche, carrai les épaules et me mêlai à la foule avec un grand sourire factice.
Même dans les conditions les plus opulentes, le voyage spatial n’était jamais très confortable. La navette qui nous mit en orbite constitua une rude introduction aux nécessités de l’espace lorsque l’on quitte une planète. Nous étions des poissons rouges propulsés hors de leur aquarium sur une colonne d’hydrogène ou de méthane en flammes, à l’intérieur d’une cabine cylindrique de moins de dix mètres de large. Soixante-dix passagers et deux membres d’équipage disposés en cercles superposés, les pieds vers l’extérieur, échappant peu à peu à l’attraction rassurante de Mars pour tomber sans fin, sans fin…