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La duochimie temp aidait beaucoup. Les passagers qui s’étaient fait installer des bimétabolismes permanents pour s’adapter aux conditions micro-g passèrent la première heure d’orbite endormis pendant que la navette oscillait doucement pour accoster le Tuamotu. J’avais refusé, pour ma part, ce traitement trop radical – combien de fois étais-je appelée à voyager d’un monde à l’autre ? – et opté pour la temp. Je demeurai éveillée d’un bout à l’autre, sentant mon corps s’engourdir dans la sensation incertaine de chute perpétuelle.

Certaines réactions furent inattendues. Les réajustements rapides de la duochimie temp firent naître en moi une euphorie à la fois plaisante et troublante. Durant plusieurs minutes, je me sentis incroyablement lubrique. Cela passa, toutefois, et il ne me resta plus qu’un picotement vibrant dans tout le corps.

Bithras et Pak-Lee étaient arrivés à Atwood après que j’eus été placée à bord. Ils se trouvaient dans la navette quelque part au-dessous de moi. Alice II était dans la soute, sur une couchette réservée aux penseurs.

Être coupé des réseaux, pour un penseur, équivalait à une expérience de privation sensorielle. Moins d’un dixième de la capacité d’Alice II serait sollicité pendant que nous serions dans l’espace. La bande passante des communications spatiales était trop étroite pour qu’elle puisse être employée à plein temps. Elle ne dormirait pas pendant le voyage, naturellement, mais passerait le plus clair de son temps à corréler des événements de l’histoire terrestre et martienne tirés de son énorme stock de données.

Les penseurs avaient parfois créé pendant leur temps de rêve machine des œuvres LitVids impressionnantes et qui faisaient autorité. On disait que les meilleurs historiens n’étaient plus humains, mais je n’étais pas d’accord. Alice I et Alice II me semblaient parfaitement humaines. La première appelait même la seconde sa « fille ». Je n’avais jamais, jusque-là, travaillé de très près avec des penseurs, et cela me charmait.

Assise dans le noir sur ma couchette étroite avec une projection de la surface orange et rouge de Mars qui se déroulait au-dessus de moi, je songeai à Charles, en me demandant ce qu’il faisait en ce moment. Contrairement à lui, je n’avais pas encore trouvé quelqu’un qui fût susceptible d’occuper mes loisirs. La veille du départ, j’avais bavardé de cela avec Diane, et elle m’avait demandé si j’espérais nouer quelque relation romantique durant le voyage.

— Passe le chiffon, avais-je répondu. Je vais être un lapin trop occupé.

Le voyage aller durerait huit mois terrestres. Chaque passager avait le choix entre trois options : sommeil à chaud, l’esprit englobé dans un environnement sim sophistiqué (quelquefois appelé improprement cybernation), voyage en temps réel ou mélange prédosé des deux. La plupart des Martiens choisissaient le temps réel. Les Terriens qui faisaient le voyage de retour préféraient généralement les sims et le sommeil à chaud.

La vue de Mars fit soudain place à l’image du Tuamotu dans l’espace. Ses bômes repliées, ses cylindres à passagers collés contre la coque, notre maison pour les huit mois à venir paraissait minuscule sur fond d’étoiles. Des remorqueurs étaient en train d’arrimer à la proue des réservoirs de masse d’hélium-3, d’ergols, de méthane et d’eau. À la Poupe, les essais de torsion des entonnoirs de propulsion avaient déjà commencé.

Une petite voix faisait un commentaire en continu à mon oreille. Le Tuamotu était âgé de quinze années terrestres. Construit en orbite autour de la Terre, sa maintenance entièrement assurée par des nanos, il avait effectué cinq allers-retours avant d’être rénové pour le présent voyage. Les guides martiens et terriens le recommandaient. Son équipage était composé de cinq membres : trois humains, un penseur spécialisé et un penseur de secours asservi.

J’avais des poussées de fièvre claustrophobique rien qu’à la pensée d’être si longtemps confinée là-dedans. J’avais étudié les plans du vaisseau quelques heures avant d’embarquer, mémorisant les différentes parties du cylindre à passagers, visualisant la routine de l’existence à bord. Mais il me restait à vaincre l’obsession qu’il n’y avait pas de porte de sortie. J’avais pourtant passé presque toute ma vie dans des galeries et des espaces clos. Mais je savais alors qu’il y avait toujours une autre galerie communicante, un autre terrier et, en dernier ressort, la possibilité d’enfiler une combinaison, de me glisser dans un sas et de monter à la surface. Luxe interdit à bord du Tuamotu.

Le plus gênant pour moi, c’était l’idée de passer tant de mois en compagnie d’un si petit nombre de personnes. Si je ne m’entendais pas avec Bithras et Allen ?

Un mini-ascenseur transporta les passagers trois par trois, sur toute la longueur de la coque, du sas principal à une petite cabine située à l’avant des carters de propulsion. Le steward de notre cylindre, un petit homme raide, aux cheveux d’un blond presque blanc et à la peau foncée, la quarantaine terrestre, les yeux noirs et vifs, nous accueillit courtoisement et se présenta sous le nom d’Acre, tout court. Il avait la remarquable capacité de transformer à volonté ses pieds et mains et de plier ses longues jambes aussi bien en avant qu’en arrière, ce dont il nous fit illico la démonstration, avec un minimum d’explications. Il nous escorta par petits groupes jusqu’au sas secondaire. Là, nous grimpâmes dans un tube d’accès d’un mètre de large à peine jusqu’à notre cylindre, où nous nous laissâmes flotter vers le salon panoramique, entouré de baies à vision directe pour le moment obturées et blindées.

Le salon était assez vaste pour nous accueillir tous. Nous attendîmes en groupe de nouvelles instructions. Bithras arriva en tête du dernier contingent de passagers et échangea quelques mots rapides avec le steward avant de froncer les sourcils et de faire du regard le tour des présents. Lorsqu’il me vit, sa grimace se changea en un sourire radieux. Le bras replié, il agita les doigts pour me saluer.

Le steward appela mon nom près du tube d’accès. Je me laissai flotter en avant, me propulsant maladroitement à l’aide des poignées et bousculant au passage quelques-uns de mes compagnons de voyage, à qui je grommelai des excuses avant de réussir à m’arrimer.

— Il paraît que vous êtes chargée de surveiller votre ami, dit-il en poussant devant lui la boîte d’Alice.

Son chariot arbeiter pesait autant qu’elle et nous n’avions pas pu le prendre avec nous. Notre intention était d’en louer un sur la Terre.

— Merci, murmurai-je.

— Veuillez le garder avec vous jusqu’à l’attribution des cabines et l’organisation du départ, me dit-il.

— Pas le, mais la, rectifiai-je.

— Pardonnez-moi, fit-il en souriant. Nous la rangerons dans son alvéole après l’orientation.

Je pris Alice dans mes bras et m’éloignai vers un bout du salon. Elle était endo et non exo pour le moment. Ses capteurs et sa voix étaient inactifs.

— Maintenant que tout le monde est là, déclara le steward, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à bord du Tuamotu. Nous allons commencer par vous donner un certain nombre d’informations importantes, puis chacun gagnera sa cabine pour s’installer.

Bithras et Pak-Lee se laissèrent flotter à mes côtés.