Les moteurs à réaction chimique et à poussée ionique utilisés pour arracher le vaisseau à son orbite planétaire et lui communiquer une accélération qui l’amènera à une vitesse légèrement inférieure à son allure de croisière rejettent derrière eux des déchets en quantités négligeables. Toutefois, la traînée de fusion à chaud laissée par le propulseur principal contient des produits d’ablation de surface très radioactifs. C’est pourquoi le Code de Navigation Triadique prescrit que les réacteurs de fusion ne doivent être utilisés que si aucun autre véhicule n’est appelé à traverser ses orbites durant les quatre jours suivants.
Le vaisseau ne passerait sur ses réacteurs principaux que lorsqu’il serait à dix millions de kilomètres de Mars.
Les vents solaires, m’informa le manuel, doivent pouvoir nettoyer en quinze jours la totalité des résidus de fusion dans un secteur situé dix millions de kilomètres au-dessus et au-dessous du plan orbital. Ce délai laisse une marge suffisante dans la plupart des phases du cycle solaire, mais il arrive, dans les périodes d’activité solaire réduite, que les résidus ne soient pas balayés pendant une période pouvant aller jusqu’à quarante-cinq jours. Les vaisseaux de fusion désirant être lancés dans ces périodes doivent obtenir une permission spéciale du Contrôle de Navigation Triadique.
Des diagrammes multicolores en 3-D se déployèrent dans l’air pour illustrer le texte.
Les véhicules Terre-Mars lancés au moment où les planètes ne sont pas en configuration optimale nécessitent des poussées de fusion plus fortes et des vitesses plus grandes. Les trajectoires plus allongées et plus rapides, par opposition aux trajectoires plus « épaisses » et plus lentes, conduisent les vaisseaux de ligne dans l’orbite de Vénus et, occasionnellement, dans celle de Mercure, soumettant par là même leurs passagers à de plus fortes doses de rayonnement solaire. Mais la nanomédecine est aujourd’hui capable de réparer rapidement et efficacement les dommages causés aux passagers, en supprimant les effets pernicieux dus à un contact même léger avec…
Et si je n’étais pas faite pour les voyages dans l’espace ? J’avais subi sans problème la plupart des tests, mais on connaissait des cas d’intolérance où les passagers avaient fait tout le voyage sous sédatifs faute d’avoir pu réserver un emplacement de sommeil à chaud.
Huit mois d’horreur semblaient se dessiner devant moi. Les parois de la cabine se resserraient autour de moi, l’air devenait vicié. J’imaginai Bithras en train de me tripoter. J’allais l’assommer. Il n’allait pas se montrer aussi compréhensif que prévu, et je me ferais vider avant d’avoir posé le pied sur la Terre. Je n’aurais pas d’autre choix que de retourner à la première occasion. Encore dix ou douze mois dans l’espace. Je deviendrais folle, je me mettrais à hurler. L’arbeiter soignant du vaisseau me bourrerait de drogues et je serais plongée dans cet état horrible que décrivent les LitVids, coincée entre deux mondes, l’esprit à la dérive, séparée de mon corps, sans nulle part où aller, loin de toute sphère d’humanité, forcée de fréquenter des monstres d’un autre âge.
Je me mis à glousser d’un rire intérieur. Les monstres d’un autre âge me trouveraient extraordinairement ennuyeuse et me rejetteraient. Je n’aurais plus rien, plus personne à qui parler. Ma carrière serait ruinée. Je finirais par devenir conseillère auprès des mineurs d’astéroïdes à qui j’apprendrais à programmer leurs prosthites pour qu’elles soient plus vivantes.
Le gloussement se transforma en fou rire. Je roulai sur moi-même dans ma couchette pour étouffer le bruit. Mon rire n’avait rien d’agréable. Il sonnait âpre et forcé, mais était efficace. Je roulai sur le dos, mes angoisses momentanément apaisées.
Acre et son homologue chargé de l’autre cylindre organisèrent une soirée pour fêter le « jour du Demi-Degré ». Acre excellait dans ce genre d’occasions. Il ne semblait jamais s’ennuyer, jamais être à court de conversation polie. Les seuls moments où il restait seul étaient ceux où les passagers dormaient. Son unique défense paraissait consister en une certaine absence d’expression qui n’encourageait pas les bavards. J’étais à peu près certaine qu’il n’était pas un androïde fabriqué sur la Terre, mais le doute ne s’effaça jamais complètement.
Les passagers des deux cylindres se réunirent dans le grand salon, en se mêlant joyeusement, pour voir Mars se réduire à la taille de la Lune vue de la Terre. Les Terriens trouvèrent le spectacle enchanteur. On chanta « Harvest Mars », bien que la planète ne fût encore visible que dans son premier quartier{« Harvest Mars » : calqué sur « Harvest Moon », « lune des moissons », titre de chanson et expression désignant la pleine lune de l’équinoxe d’automne. (N.d.T.)}… Le commandant brisa le col d’une bouteille de champagne français. La première de cinq, précisa-t-il.
La jeune fille se présenta à moi au petit déjeuner du troisième jour. Elle s’appelait Orianna et ses parents étaient citoyens des États-Unis et de l’Eurocom. Son visage me fascinait. Ses yeux étaient relevés aux coins, légèrement asymétriques ; ses pupilles évoquaient le brun-rouge flamboyant de l’opale d’Arcadie ; sa peau était d’un brun multiracial sans défaut. Elle paraissait parfaitement à l’aise sous une microgravité et flottait comme un chat. Elle me recommanda les meilleurs sims du vaisseau et parut amusée lorsque je lui expliquai que les sims n’étaient pas mon fort.
— Les Martiens sont des êtres adorables et curieux, me dit-elle. Vous allez être une grande attraction sur la Terre. Les Terros adorent les Martiens.
Je ne pensais pas que j’allais l’aimer beaucoup.
La première semaine, Bithras passa une grande partie de son temps à faire des exercices physiques, à travailler dans sa cabine ou à attendre impatiemment des communications avec Mars. Il nous parlait rarement. Allen et moi nous passâmes, au début, pas mal de temps ensemble, à faire de la culture physique ou à étudier. Mais il n’y eut rien d’autre entre nous, et nous nous tournâmes bientôt, chacun de son côté, vers d’autres passagers pour la conversation.
Je connaissais maintenant notre cylindre de long en large et, malgré mes réticences du début, j’avais parlé à peu près à tout le monde. Côté sentimental, les occasions étaient limitées. Les hommes étaient plus âgés que moi, et aucun ne m’intéressait. Tous, comme Bithras, étaient des déplaceurs de montagnes, occupés à des choses dont ils ne pouvaient pas vraiment parler.
Je fantasmais à l’idée que j’aurais pu me trouver à bord d’un vaisseau d’immigrants, au milieu d’hommes de toutes provenances dont le passé secret les pousserait soudain à me faire leurs confidences. Des gens dangereux, énigmatiques, passionnés.
Fixé à la coque, il y avait un télescope de quatre mètres, escamoté dans son logement durant les premiers millions de kilomètres mais déployé ensuite pour le plaisir des passagers. Je l’avais réservé pour quelques heures. Les loisirs à bord du Tuamotu étaient quelque chose d’extraordinaire pour qui voulait se recycler, particulièrement en astronomie.
Le poste d’observation de notre cylindre se trouvait dans le salon panoramique. C’était une petite cabine où il y avait de la place pour quatre. J’avais espéré pouvoir étudier seule, m’entraîner à la navigation céleste et au repérage des astres, observer les systèmes planétaires des étoiles les plus proches. Je voulais essayer de découvrir toute seule les corps célestes les plus classiques et les plus accessibles, mais je tombai sur Orianna dans le salon.