De but en blanc, elle me demanda si elle pouvait venir avec moi.
— Je n’ai pas réservé, se plaignit-elle, et c’est complet pour toute la semaine. J’adore l’astronomie ! J’aimerais me faire transformer pour aller dans les étoiles.
Elle écarta les mains de quelques centimètres, évoquant la taille des humains modifiés pour une vie de voyages interstellaires.
— Ça vous dérange ? me demanda-t-elle.
Cela me dérangeait beaucoup, mais les bonnes manières martiennes me firent répondre qu’elle était la bienvenue. Elle me suivit avec un sourire.
Elle savait parfaitement utiliser les commandes et me gâcha le plaisir en découvrant, experte, en quelques minutes, tous les corps célestes que je m’étais proposé de repérer. Je lui exprimai mon admiration.
— Ce n’est rien, me dit-elle. Mes parents m’ont offert sept rehaussements différents. Si je veux, je peux jouer de n’importe quel instrument de musique après quelques jours de pratique. Pas en virtuose, bien sûr, mais au moins aussi bien qu’un amateur doué. Dans quelques années, si la législation change, je pourrai me faire installer un minipenseur.
— Ça ne vous gêne pas d’avoir tous ces talents ? demandai-je.
Elle se mit en boule et, d’un doigt, se propulsa de manière à se retrouver la tête en bas par rapport à moi. Puis son orteil agrippa une barre et elle cessa de tourner.
— J’ai l’habitude, murmura-t-elle. Même sur la Terre, il y a des gens qui trouvent que mes parents et moi nous allons trop loin. Tout ce que je leur ai demandé, ils me l’ont donné. Il faut que je m’abaisse pour me faire des amis.
— Vous vous abaissez en ce moment ?
— Bien sûr. Je ne frime jamais. Ce n’est bon qu’à compromettre toute chance de se faire des relations. Vous êtes une naturelle, je suppose ?
J’acquiesçai de la tête.
— Certaines de mes amies vous envieraient. C’est une chance de pouvoir être uniquement ce que l’on est. Mais cela me ralentirait trop. Vous ne vous sentez pas ralentie ?
Je me mis à rire. Elle était trop éthérée pour en prendre ombrage, tout au moins pendant bien longtemps.
— En permanence, lui répondis-je.
— Pourquoi ne pas vous faire rehausser, dans ce cas ? C’est possible, vous savez. Même sur Mars. D’ailleurs, vous êtes de Majumdar, le MA financier, si je ne me trompe, n’est-ce pas ?
Son intonation me disait qu’elle savait parfaitement qui j’étais et d’où je venais.
— Oui, répondis-je. Vous êtes restée longtemps sur Mars ?
— Juste entre deux vaisseaux. Deux mois. Nous sommes arrivés sur orbite rapide, par Vénus. Mes parents n’étaient jamais allés sur Mars. Ils voulaient voir comment c’était réellement, en chair et en os. Nous avons vu aussi la Lune.
— Mars vous a plu ?
— Énormément. C’est sauvage et très beau. On dirait que la planète est en train d’atteindre sa puberté.
Je n’avais jamais entendu dire cela de Mars. Les Martiens avaient tendance à se considérer comme une société ancienne et bien établie. Ils confondaient peut-être notre bref passé humain avec l’âge réel de la planète.
— Qu’avez-vous visité ? demandai-je.
— Nous avons été invités dans une demi-douzaine de villes. Nous avons même visité quelques stations isolées, peuplées de récents immigrants terros. Mon père et ma mère connaissent un certain nombre d’éloïs. Mais nous ne sommes pas allés à… (de nouveau, elle fit une pause introspective) Ylla ou Jiddah. C’est bien de là que vous venez, n’est-ce pas ?
— Où prenez-vous vos références ? demandai-je.
Mon adresse personnelle n’était pas sur le manifeste public.
— J’ai absorbé les annuaires martiens, me dit Orianna. Je ne les ai pas encore effacés.
— Pourquoi faire un truc pareil ? N’importe quelle ardoise peut les contenir.
— Je n’utilise pas d’ardoise. Je fais ça directement. Pas d’interface. J’adore être immée.
— Immée ?
Elle croisa les bras.
— Immergée. C’est comme si j’évoluais dans un autre domaine, de pure information, en temps accéléré.
— Ah !
— Le savoir distillé. Apprendre, c’est être.
— Oh !
Je refermai la bouche.
— Je crois que j’ai fait la touche avec la plupart des Martiens. J’en ai même cartonné quelques-uns qui avaient mon âge. Les Martiens sont plutôt coincés sur la mode, n’est-ce pas ?
— C’est ce que disent certains.
— Et vous ?
— Je suppose que je suis assez conservatrice.
Elle déplia ses longs bras et jambes et agrippa les poignées de la cabine avec une grâce irréelle.
— Je n’ai trouvé personne d’intéressant à bord de ce vaisseau. Pour partener, je veux dire. Et vous ?
— Moi non plus.
— Vous avez eu beaucoup de partènes ?
— Vous voulez dire des amants ?
Elle sourit, avec la sagesse d’une ancienne.
— Le mot est joli, mais pas toujours exact, n’est-ce pas ?
— Quelques-uns, déclarai-je, espérant qu’elle comprendrait et n’insisterait pas.
— Mes parents adhéraient au programme de partenage en bas âge. Je partène depuis l’âge de dix ans. Vous trouvez peut-être que c’est trop tôt ?
Je dissimulai le choc que cela me causait. J’avais entendu parler de ce programme, mais il n’avait pas du tout pris sur Mars.
— Pour nous, les enfants ne doivent pas être privés de leur jeune âge, murmurai-je.
— Croyez-moi, me dit Orianna, je ne suis plus une enfant depuis l’âge de cinq ans. Cela vous trouble ?
— Vous avez eu des relations sexuelles depuis l’âge de dix ans ?
Cette conversation me rendait très mal à l’aise.
— Non ! Je n’ai jamais eu de relations sexuelles.
— En sim ? demandai-je timidement.
— Quelquefois. Le partenage… Oh ! Je vois votre confusion. Je veux parler d’une proximité mentale où l’on découvre ensemble toutes sortes de plaisirs. J’adore les sims totales. J’en ai fait deux. C’est une expérience extrêmement enrichissante. Je sais tout sur le sexe, naturellement. Même quand il serait physiquement impossible. Le sexe entre des formes humaines à quatre dimensions, par exemple…
Elle prit soudain une expression de détresse. Sa présence était si charismatique que j’eus aussitôt envie de m’excuser. J’aurais fait n’importe quoi pour qu’elle soit contente.
Mon Dieu ! me disais-je. Une planète remplie de gens comme elle !
— Je n’ai jamais partagé mon esprit avec personne, avouai-je.
— J’aimerais beaucoup partager avec vous.
La proposition était si désarmante que je fus incapable de trouver une réponse.
— Vous avez une présence si naturelle, poursuivit Orianna. Je pense que vous feriez une partène idéale. Je vous observe depuis le début du voyage.
Elle fronça les lèvres et s’adossa contre la paroi.
— J’espère que je ne suis pas trop directe, ajouta-t-elle.
— Mais non, murmurai-je.
Elle tendit la main pour m’effleurer la joue du dos des doigts.
— Tu partènes ?
Je rougis violemment.
— Je ne… fais pas de sims, bafouillai-je.
— On bavardera, dans ce cas. Pendant le voyage. Et quand on arrivera, je te montrerai des choses… à côté desquelles les touristes martiens passent généralement. Je te présenterai mes amis. Ils seront tous fous de toi.