— Si tu veux, acquiesçai-je.
Je me disais que, si la situation me dépassait, je pourrais toujours me dérober au dernier moment en faisant état d’un malentendu culturel.
— Tu verras, la Terre, c’est vraiment quelque chose, me dit Orianna avec un clin d’œil extraordinairement sensuel. Je m’en aperçois beaucoup plus clairement maintenant que je connais Mars.
Nous nous rapprochions des dix millions de kilomètres qui marquaient la fin de la troisième semaine de voyage. Les réacteurs de fusion allaient bientôt entrer en action. La coque ne serait plus praticable quand ils fonctionneraient.
À l’issue d’une fête mémorable, au cours de laquelle fut servi l’un des plus somptueux banquets du voyage, le commandant nous fit ses adieux et se prépara à se retirer dans l’autre cylindre. Les passagers qui avaient leur cabine là-bas ne pourraient plus venir nous voir. Nous nous serrâmes la main avec effusion et ils se retirèrent en même temps que le commandant.
La plupart des occupants de notre cylindre allèrent se coucher dans leur cabine pour rendre la transition plus facile. Quelques esprits plus hardis, dont je faisais partie, restèrent dans le salon. Il y eut l’inévitable compte à rebours. J’avais horreur de me sentir touriste, mais je me joignis néanmoins aux autres. Acre était trop gentil pour que je lui gâche ses effets.
Nous étions de nouveau en impesanteur, mais nous allions bientôt assumer, pour plusieurs heures, le même poids que sur la Terre. Le compte à rebours arriva à zéro et nous poussâmes tous les huit une clameur au moment où un grand bruit creux se répercutait à travers le vaisseau. Nous pouvions maintenant poser les pieds sur le sol du salon. Orianna, près de ses parents, semblait au bord de l’extase. Elle me faisait penser à la Sainte Thérèse du Bernin, transpercée par l’inspiration.
La flamme de fusion nous suivait comme la traîne somptueuse d’une mariée. D’un bleu éclatant au centre, bordée d’orange provenant de l’ablation et de l’ionisation des revêtements des réacteurs et de l’entonnoir, elle nous poussa inexorablement vers une gravité d’un g, égale à près de trois fois celle qui régnait sur Mars.
Quelques personnes, parmi lesquelles les parents d’Orianna, grimpèrent dans la proue du cylindre pour s’adonner vaillamment aux joies de la culture physique, en raillant les mollusques que nous étions.
J’optai pour un compromis. Je grimpai partout dans le cylindre durant une heure. Les traitements de duochimie temp que j’avais suivis rendaient la nouvelle gravité supportable, mais elle n’en était pas moins pénible. J’avais lu, dans la prep du voyage, que la sensation d’oppression pouvait durer une bonne semaine sur la Terre pour ceux qui avaient fait la temp. Orianna m’accompagnait. Elle avait également choisi la temp, et elle s’exerçait à regagner sa force comme sur la Terre.
Pendant que nous grimpions de la plate-forme d’observation à la passerelle de contrôle de la bôme de proue, Orianna me parla des modes vestimentaires sur la Terre.
— Je ne suis plus tout à fait dans le coup depuis deux ans, naturellement, me dit-elle, mais je ne crois pas avoir tout perdu. Il y a toujours les vids.
— Qu’est-ce qui se fait en ce moment ? demandai-je.
— Bon genre et fanfreluches. Vert pastel et dentelles. Les masques ne sont plus de mode cette année, à l’exception des flotteurs, qui sont des masques projetés ornés d’icônes personnelles. On ne porte plus de projections matricielles. Je les aimais bien. Tu peux ne rien avoir sur toi ou presque et rester quand même discrète.
— Je peux refaire toute ma garde-robe. J’ai apporté assez de tissu brut avec moi.
Elle fit la grimace.
— Cette année, attends-toi à des ensembles fixes. Exit les nano-formes. Le mieux, ce sera les vieux matériaux. Déchirés, si poss. Je sens qu’on va fouiner dans les boutiques recycles. Le genre élimé, tu vois ça ? Les imitations nanos seront plus que déviées.
— Il faut vraiment que je sois à la mode ?
— Nib de nib ! C’est choco de passer à côté ! Quand je suis là-bas, je navigue du solo au slavo tous les six mois.
— Les Terros doivent attendre d’un lapin rouge qu’il soit ringo un top, non ?
Orianna m’adressa un sourire d’amicale pitié.
— Avec ton langage, tu fais déjà le plein. Écoute-moi et tu fileras le courant.
Haletantes sur la passerelle autour du connecteur de la bôme de proue, nous observâmes une pause de quelques instants.
— Corrige-moi, lui dis-je en reprenant ma respiration.
— Vous dites encore « un top » sur Mars. C’est toto nib, milieu du XXIe. À l’oreille d’un Terro, ça sonne comme du Chaucer. Si tu ne choques pas dans le multilingue, et tu n’as pas intérêt, sans rehaussements, contente-toi du classique début du XXIIe. Tout le monde comprend le XXIIe, à moins que tu ne sois stiquée au français, à l’allemand ou bien au hollandais. Ils crêtent tout ce qui a une vingtaine d’années pour le choco. Les Chinois adulent à peu près huit sortes d’europidgins mais les zigotent in patria. Ils préfèrent utiliser là-bas une vingtaine de formes de putonghua. Les Russes…
— Je me contenterai de l’anglais.
— C’est ce qu’il y a encore de plus sûr, me dit-elle.
Les réacteurs de fusion furent coupés et l’impesanteur régna de nouveau. Le moment était venu de séparer les cylindres de la coque et de commencer la rotation. Le Tuamotu déploya lentement ses longues bômes entre la coque centrale et les cylindres. Elles étaient solidaires d’un rotor, et les cylindres avaient leurs propres réacteurs à méthane pour leur donner l’impulsion nécessaire.
Une fois en position d’extension, les cylindres étaient orientés perpendiculairement à la coque. De même que pendant l’accélération, pour passer d’un pont à l’autre, nous devions monter ou descendre, physiquement ou par l’ascenseur. La force centrifuge créait une gravité d’environ un tiers de g dans le salon panoramique, au pont extérieur ou « inférieur ».
Lorsque les cylindres eurent atteint leur rotation maximale, les dormeurs à chaud se retirèrent dans leurs emplacements. Une petite fête d’adieu avait été préalablement organisée en leur honneur. Dans notre cylindre, nous ne restâmes plus que vingt-trois à être actifs, avec sept mois devant nous.
Orianna avait rempli sa cabine de pictos de projection, chacun commandant une sim ou une LitVid en position d’attente. Il y en avait une bonne vingtaine en suspens dans l’air. Ils faisaient penser à des sculptures. Certains puisaient, d’autres émettaient une faible mélodie. Orianna se mit à rire.
— Ridicule, n’est-ce pas ? Je vais les désactiver.
Elle agita la main. Les icônes disparurent, et je pus voir le reste de la cabine. Tout était en ordre, mais encombré. Un sweater était étalé dans un coin. Ou plutôt la moitié d’un sweater. Deux petites baguettes y étaient plantées, et une pelote de fibre – du fil, je me souvins qu’on appelait ça comme ça – était posée à côté.
— Tu tricotes ? demandai-je.
— Oui. Il y a des moments où je ne sais plus où je suis ni ce que je fais, et le tricot ou le crochet m’aident à regagner la réalité. C’est choco à Paris, où habite mon père.
— Ta mère vit avec ton père ?
— Quelquefois. Ils sont à la coule. Je vis avec mon père pendant la plus grande partie de l’année. Il m’arrive aussi d’aller en Éthiopie chez ma mère. Elle est agent commercial chez Iskander Prom. Ils fournissent de la main-d’œuvre temp spécialisée dans le monde entier.
— Et ton père ?
— Il est ingénieur des mines au Conservatoire Européen des Eaux. Il passe beaucoup de temps dans les sous-marins. J’ai une sim trophée sur la mer du Nord. Tu veux la voir ?