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— Pas tout de suite. Tu ne préférerais pas vivre toujours au même endroit ?

Elle écarta les bras.

— Pourquoi ?

— Pour avoir le sentiment d’appartenir à quelque chose, de savoir où tu es, par exemple.

Elle eut un sourire radieux.

— Je connais la Terre entière. Et pas seulement en sim, note bien. Je suis allée partout, avec ou sans mes parents. Il faut quatre heures pour voler de Djibouti à Seattle en choqueur. Le changement d’air est trophique. Ça te remue les sucres.

— Tu n’as jamais rampé ? lui demandai-je.

— Rampé ? (Elle lissa le couvre-lit du plat de la main.) Tu veux dire au sol ? À des vitesses à deux chiffres ?

— Un chiffre.

— Bien sûr. J’ai fait la France à bicyclette il y a deux ans avec des Kényans. Feux de camp, coucher à la belle étoile, vendanges en Alsace. Tu es un peu décodée sur la question, j’ai l’impression.

— Si tu veux dire que j’ai des œillères, c’est évident.

— La Terre n’a rien de décadent, Casseia, je t’assure. Je ne suis pas une pauvre petite fille de riches. Pas plus que toi, en tout cas.

— Ce doit être la jalousie.

— Plutôt une sorte de timidité, je pense. Mais si tu as des questions à poser sur la Terre, en temps réel, sur sa petite histoire et sa culture, n’hésite pas. Nous avons des mois devant nous, et je n’ai pas envie de les passer uniquement en gym et en sims.

Ce que j’avais récemment appris de la Terre, ajouté à mes conversations avec Alice, m’avait laissé l’impression d’une société sans faille, d’une froide efficacité. Mais les propos d’Orianna semblait contredire tout cela. Il y avait des dissensions importantes parmi les Terros. Les nations qui faisaient partie de la GAEO ou de son équivalent méridional, la GAHS, se chamaillaient sans cesse, leurs systèmes de moralité entrant en conflit avec les déplacements de personnes, fort à la mode vers la fin des années 70. Certains peuples comme les Fatimides islamistes, les Chrétiens de la Verte Idaho, les mormons ou les Saoudiens wahhabites, entre autres, conservaient des attitudes qui auraient passé pour conservatrices même sur Mars, se raccrochant obstinément à leur identité culturelle face à la désapprobation de tout le reste de la Terre.

Les paléochrétiens de la Verte Idaho, qui formaient pratiquement une nation dans la nation des États-Unis, avaient décrété que les droits des femmes étaient inférieurs à ceux des hommes. Leurs femmes se battaient pour que leur pouvoir légal soit réduit, malgré l’opposition des autres États. Par contre, au Maroc et en Égypte fatimides, les hommes cherchaient à glorifier l’image de la femme, qu’ils considéraient comme le Calice de Mahomet. Dans la Grande Albion, ex-Royaume-Uni, les transformés adultes assumant l’âge apparent d’un enfant s’étaient vu retirer le droit d’exercer un mandat politique, ce qui avait donné lieu à des soulèvements de passion que j’avais du mal à essayer de démêler. En Floride, à l’encontre de tous les règlements, certains humains se transformaient en se donnant des corps évoquant les mammifères marins. Et pour payer leurs frais, ils organisaient des spectacles pour touristes intitulés Sexe sous la mer.

Dans le domaine du langage, la grande mode des années 60 et 70 consistait à inventer le plus possible de mots. On mélangeait les vieilles langues, on en inventait de nouvelles, on mêlait électroniquement la musique aux mots, de sorte que personne ne savait plus où finissait la tonalité et où commençait le phonème. On créait des langages visuels qui entouraient celui qui parlait de symboles projetés complexes. Tout cela semblait conçu pour séparer et non réunir. Cependant, on pouvait se procurer des rehaussements en phase avec les Réseaux du Nouveau Langage, ou RNL. Une fois ces rehaussements implantés par nanochirurgie, on devenait capable de comprendre à peu près n’importe quel langage, naturel ou inventé, et même de penser en vernaculaire.

Les langages visuels semblaient particulièrement chocos dans les années 70. Plus d’une soixantaine avaient été créés dans la seule GAEO. Le plus en vogue était utilisé par quatre milliards et demi de personnes.

Malgré ce que m’avait dit Alice, je ne voyais pas tellement où était l’unification dans tout cela. Pour un Martien, et même pour une autochtone comme Orianna, la Terre offrait une étonnante image de diversité et même de folie déchaînée.

Pour Alice, cependant, la planète mère entrait seulement dans les premiers stades de sa nouvelle histoire.

Au bout de six semaines de voyage, Bithras me fit appeler dans sa cabine. Prête à livrer combat, j’apposai la paume de ma main sur le port d’accès. La porte s’ouvrit. Il me fit signe d’avancer. Il portait un pantalon long et une chemise en coton à manches longues, tout en blanc. Il grommela entre ses dents durant quelques minutes, affectant de chercher des cubes-mémoires, comme si je n’étais pas là.

— Oui, dit-il finalement, les cubes retrouvés à la main, en se tournant vers moi. J’espère que le voyage n’est pas trop monotone pour vous.

Je secouai la tête.

— J’ai passé le plus clair de mon temps à étudier et à faire de la culture physique, murmurai-je.

— Et aussi à bavarder avec Alice ?

— Oui.

— Elle a une personnalité brillante, mais on trouve chez elle la même naïveté que chez la plupart des penseurs. Ils sont incapables de juger les humains avec assez de sévérité. Pour ma part, je ne partage pas ces illusions. Le moment est venu, ma chère, de travailler ensemble, et cela concerne votre passé, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Je le regardai fixement, en hochant presque imperceptiblement la tête.

— Que savez-vous des chercheurs scientifiques martiens et de la théorie du continuum de Bell ?

— Je ne pense pas savoir quoi que ce soit là-dessus, répliquai-je.

— Le MA de Majumdar a pris langue avec Cailetet Mars au sujet du financement de certaines recherches. Ils ont besoin de ce que l’on appelle des penseurs en Logique Quantique. La Terre en exporte, mais ils coûtent très cher. Trente-neuf millions de dollars, expédiés endos et inactivés. Il reste ensuite à leur donner la personnalité que nous voulons, et cela prend des mois, des années, parfois.

Je ne disais toujours rien, même si je commençais à voir à peu près où il voulait en venir.

— Vous avez connu, à une époque, un étudiant doué du MA de Klein, nommé Charles Franklin, exact ?

— Oui.

— Vous étiez amants ?

Je déglutis, puis avançai le menton d’un air de défi en répondant :

— Cela a duré très peu de temps.

— Il a passé contrat, depuis, avec une femme de chez Cailetet.

— Ah !

Il étudia soigneusement ma réaction avant de continuer.

— Charles Franklin est aujourd’hui à la tête d’un groupe de jeunes chercheurs en physique théorique de l’Université Expérimentale. Ils se font appeler les Olympiens.

— Je l’ignorais.

— Rien d’étonnant, vu que leurs travaux sont tenus sous le manteau. Ils ne rendent de comptes qu’à leurs administrateurs financiers et n’ont rien publié jusqu’à présent. Je voudrais que vous preniez connaissance de ce rapport venu de la Terre. Il n’a que quelques jours et a été transmis chez Cailetet par l’université de Stanford.

— Comment est-il arrivé entre vos mains ? demandai-je.

Bithras sourit en secouant la tête et me tendit son ardoise. Le message ne contenait que du texte.

Avons établi lien très net entre pincements temporels et pincements spatiaux. Pourrait expliquer en grande partie la relat. spéciale. Troisième pincement découvert, peut-être à action simultanée mais à finalité inconnue. Pincements temporel, spatial ou de troisième type varient automatiquement. Explique probablement la relat. générale en ce qui concerne la courbure, mais troisième pincement induit un quatrième, plus faible et sporadique… Expliquerait la conservation de la destinée ? Cinquante pincements découverts jusqu’à présent. D’autres à venir. Envisageriez-vous partager découvertes ? Bénéfice mutuel si réponse positive.